2 sept. 2014


" Rouge Brésil " de Jean-Christophe Rufin  19/20



Nous sommes en 1555, dans le tout nouveau port du Havre de Grâce, situé au nord de l'estuaire de la Seine. Sous le commandement du chevalier de Villegagnon, trois caravelles sont prêtes à partir pour une terre jusqu'ici laissée aux mains des portugais, celle du Brésil. Just et Colombe, frère et soeur, sont deux enfants embarqués de force dans cette expédition afin de retrouver un père illusoire, mais surtout pour servir d'interprètes auprès des tribus indiennes de l'Amérique du Sud, naturellement en vue d'échange très lucratif, et d'un fort prosélytisme religieux de la région.

Dans cette épique aventure, tout est démesuré ; le cadre d'abord, avec la grande baie sauvage de Rio, encore livrée aux jungles et aux Indiens cannibales ; les personnages, notamment le chevalier de Villegagnon, chef de l'expédition, nostalgique des croisades et pétri de culture antique ; une crise religieuse majeure, puisque sous les tropiques ce sont les prémices de la guerre entre les catholiques, à l'écoute de Rome, et les protestants, fervents disciples de Calvin, qui vont s'opposer frontalement. Conflit qui débouchera dix ans plus tard sur les inéluctables et sanglantes guerres de religions européennes.

D'emblée, l'incipit donne vite le ton : " Imaginez un instant, monseigneur, ce que peut ressentir un homme qui voit bouillir devant lui l'eau où il va cuire ! "   Sacrée accroche !

Ici le romanesque n'est là que pour lier l'ensemble, puisque le plus surprenant, c'est que cette impensable histoire, est totalement vraie !  D'ailleurs, il serait sain et légitime de se poser la seule question qui vaille : " Pourquoi cet épisode de l'histoire de France est-t-il resté perdu dans les oubliettes du temps ?  Peut-être parce que la Louisiane, le Québec, l'Indochine, Pondichéry résonnent à nos oreilles comme des lieux de présence française, contrairement au Brésil qui n'évoque rien de tel, d'où l'anonymat du nom de Villagagnon, tombé dans l'oubli total, aux antipodes d'un Christophe Colomb, d'un Marco Polo ou d'un Jacques Cartier !

En filigrane, on perçoit que l'auteur privilégie le thème de la première rencontre entre deux civilisations, l'instant magique mais fallacieux de la découverte mutuelle, puisqu'il contient déjà toutes les passions, les frustrations et les malentendus, qui vite sèmeront la zizanie entre ces deux cultures. 

Le talent rare de Jean Christophe  Rufin est de nous dessiller le regard, de mettre en scène deux conceptions opposées de l'homme et de la nature, d'une part la civilisation européenne arrogante et ivre de certitudes, qui se veut libératrice, progressiste et se découvre meurtrière et destructrice, et le monde indien, qui se veut libre, humble et heureux de vivre en harmonie avec la nature, mais qui par ses croyances devient parfois troublant et cruel.

Au travers du destin inouï de Just et de Colombe, l'auteur nous enrichit intelligemment de ces différences, qui rendent caduques tout avenir de cohabitation. Condamnant ces populations indiennes à une disparition malheureuse, mais non moins certaine. Trop de maux les attendent : la maladie (la petite vérole dans ce roman-ci), l'esclavagisme (car les colons avaient besoin d'une importante main d'oeuvre gratuite), le fanatisme religieux, la destruction de leur habitat (les colons français, qui sous prétexte de construire un fort afin de les préserver des portugais, détruisent toutes vies végétales sur leur île, pourtant imposante en dimension !) Cela me rappelle cette phrase célèbre : " Quand deux civilisations se rencontrent, c'est toujours au détriment de la moins développée."

Cette région où les français s'établirent pendant quelques années au Brésil, avant d'être chassés par les portugais, fut baptisée par Villaganon : " La France Antarctique ".

Jean Christophe Rufin a écrit une oeuvre remarquable, d'une maîtrise totale, sublimée par le style, époustouflant de trouvailles, qui ne peut que ravir l’amateur de grande littérature historique. On comprend sans difficulté son couronnement par le Goncourt en 2001, ce n'est que grandement mérité. Respect Monsieur Rufin !

Bref un roman simplement magnifique, totalement dépaysant et fondamentalement exceptionnel ! Quoi, vous ne l'avez pas encore lu, mais vous attendez quoi ?    Que je vous l'offre !?!



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