Amir, un commerçant prospère de Fès, voyageant jusqu'à Dakar pour s'approvisionner en matières premières, épouse donc temporairement Nabou, une sublime femme à la peau noire ébène issue du peuple Peule du Sénégal.
Naturellement, Amir tombe fou amoureux de Nabou, et lui propose de rentrer avec lui à Fés, et de devenir sa seconde femme, comme le permet toujours le Coran. Nabou folle de joie, accepte et donne naissance peu de temps après à deux jumeaux : un blanc et un noir ! Dés lors elle devra subir l'ineffable jalousie de la première épouse blanche d'Amir, plus un racisme intarissable au quotidien.
Géographiquement, Tahar Ben Jelloun nous balade sur les côtes du nord-ouest africain, entre Dakar et Tanger, du Maroc, à la Mauritanie, et du Sénégal, sans oublier l'île nichée au creux de la péninsule de Dakar : l'île de Gorée.
Démarrant dans les années 1950, pour s'achever sur les hauts grillages de Ceuta en 2010, ce roman s'articule autour d'un Maroc en pleine mutation, qui se cherche, mais ne s'est pas encore trouvé. Trop de milieux interlopes, de corruptions, de mafias, paralysent un peuple qui ne demande qu'à être enfin heureux ensemble.
Narrer comme un conte, Tahar Ben Jelloun échafaude dans ce roman tout un ensemble d'oppositions franches : l'homme à la femme, le métis au noir, la blanche à la noire, la liberté à l'esclavage, la corruption à l'honnêteté. Telle une rébellion face aux inégalités patentes de ce monde : en premier lieu la couleur de peau, puis les avantages d'être d'un sexe plutôt que de l'autre, la permissivité des religions pour les hommes, et le handicap, celui qui en fin de compte sera le socle sur lequel tant de personnages pourront s'appuyer pour ne pas sombrer. Vaste programme ! Pour une espèce qui se targue d'être soit disant intelligente, ses plus bas instincts la ramènent si souvent dans le monde animal. Erreur ! Puisque les animaux n'ont aucun problème de religion et de couleur de peau. Où caser l'homme alors ? Inclassable peut-être !
Pour preuve, la première épouse blanche d'Amir déclare au-delà de toute jalousie : Jamais, jamais de la vie je ne supporterai d'avoir été supplantée par une négresse, une étrangère sale et qui ne sait même pas parler... Ce sont des gens sauvages qui nous détestent parce que Dieu nous a faits blancs et propres et eux sont des déchets de l'humanité. Devant tant d’ignominie gratuite et haineuse, on prend conscience des lourdes étapes à franchir, avant d'espérer pouvoir construire un jour un monde un rien meilleur !
Officiellement au Maroc, oh grand dieu merci, on ne pratique pas l'esclavage ! Cependant au quotidien, afin d'obtenir un ersatz de subsistance, hommes et femmes sont prêts à travailler pour presque rien. Mais que voulez-vous mon bon monsieur, c'est dans l'ordre des choses ! Alors pourquoi être choqué ? La vie est ainsi.
D'après Tahar Ben Jelloun, tout ce racisme, cette discrimination, bref toute cette bêtise immonde trouve sa justification dans une supériorité supposée du peuple Arabe sur les Africains, sûrement un vieux réflexe hérité des comportements coloniaux, notamment de la France avec sa main mise sur le Maroc dès 1902.
Hafid, le neveu d'Amir, devant ce bloc de racisme patent finira par s'exiler en Suède, il dira : Ici un blanc est l'égal d'un noir ou d'un métis... les nordiques sont droits, ils ne sont pas méditerranéens ; pas de gestes démesurés ; pas de familiarité ; tu as les mêmes droits que les autres citoyens. Tout est dit !
Le petit-fils d'Amir, Salim, né noir, résume à lui tout seul bien des propos. Il déclare : Je n'eus aucune envie d'aller prier, ni de réclamer justice à Dieu de mes malheurs. Il y a bien longtemps que j'avais compris que quand les pauvres, les laissés-pour-compte, les braves paumés demandaient compassion et miséricorde à Dieu, ils n'obtenaient rien. Pire, seuls les salauds, les voleurs, les exploiteurs, les criminels, les imposteurs s'épanouissent, s'enrichissent et vont ensuite laver leurs péchés à la Mecque. C'est la victoire de l'hypocrisie sur la justice. J'en étais incapable. On ressent derrière ces mots tant de vérités et de désespoir, que l'on ne peut qu'être profondément touché et bouleversé par ce cri.
Tahar Ben Jelloun sait y faire avec ce conte admirablement écrit en phrases courtes et incisives. Ses mots rentrent en résonance avec les maux qui salissent notre société actuelle. Récit également historique avec les dégâts du colonialisme se répercutant implicitement.
Le quasi seul rayon de soleil du roman vient d'un des fils d'Amir, Karim, un personnage trisomique qui tient lieu de lien indéfectible entre tous les membres de la famille, semant avec largesse : compréhension, tolérance, sagesse et humanité. La raison assagi ne peut-elle sortir que de l'anormalité ?
Peut-être l'ensemble est un zeste trop manichéen, le bien d'un côté le mal de l'autre ? Des raccourcis faciles tronquent le cours du récit, brûlant des étapes, éclipsant un peu trop une progression légitime du temps. Puis un chouilla de surnaturel surgit soudain sans apporter grand chose, peut-être le passage obligatoire pour la narration d'un conte.
Bref, un roman sur toutes sortes de discriminations affligeantes qui perdurent encore et toujours, collées à nos basques comme une ombre malsaine et putride. Que d'efforts de sagesse l'homme a devant lui pour parvenir à une vie acceptable, où le mot égalité existerait vraiment !
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