Voici une réécriture originale du célèbre roman de Daniel Defoe Robinson Crusoé. En opérant quelques modifications pertinentes sur le texte sorti en 1719, Michel Tournier en modifie sensiblement les perspectives et les aboutissants avec une vision plus ésotérique, mais surtout plus indulgente, sinon plus altruiste.
D'abord le lieu du naufrage, Defoe situait son action aux Caraïbes, Tournier la place au large des côtes chiliennes en plein pacifique. Mais la notion de "limbes" annonce une orientation plutôt symbolique et allégorique du roman.
Ensuite, Defoe met son Robinson sur un piédestal, puisqu'il domestique l'île avant de civiliser Vendredi et d'en faire son serviteur reconnaissant. On ressent vite les relents d'un odieux colonialisme. Chez Tournier, tout ce modèle d'exploitation finit par s'inverser, substituant et élevant les valeurs simples de la vie sauvage, représentées par Vendredi, à celles de la civilisation moderne, moralisatrice, capitaliste et colonisatrice. Même si Robinson essaie d'imposer à l'île, puis à Vendredi, l'autorité de l'homme blanc, cette hiérarchie discriminante vole en éclats sous les coups de boutoirs d'un Vendredi plus effronté et insouciant que jamais. Cette inversion des valeurs justifie à elle seule ce roman.
Enfin, le dénouement met en exergue les différences de point de vue des deux auteurs. Si chez Defoe Robinson dompte une nature inhospitalière, grâce à une application raisonnée et méthodique, se considérant comme le roi de cet univers îlien. Cependant, il n'hésite pas à quitter sa création lorsque 28 ans plus tard l'occasion se présente de retourner à la civilisation. Tandis que chez Tournier la personnalité de Robinson évolue sans cesse, surtout sous l'influence de Vendredi, qui révolutionne radicalement sa façon de penser. C'est pourquoi quand la situation lui permet de réintégrer le monde dit "civilisé", il hésite... puis renonce. Un homme nouveau est né, plein de sagesse, gorgé de la certitude d'avoir enfin trouvé une sorte de bonheur supérieur. Là est la patte de Tournier en métamorphosant constamment le personnage de Robinson, en partant de l'idéalisation d'une civilisation moderne et triomphante où prime l'économie de marché pour aboutir à une vie en harmonie entière avec la nature. Peut-être ne sommes-nous pas si loin d'un bouddhisme parfait, respectueux de tout ce qui l'entoure ?
Cependant, la lecture ne se fit pas sans quelques difficultés. J'ai souvent tâtonné, relu un passage, réfléchi à en avoir mal aux cheveux, à la recherche du sens d'une forêt d'allégories dont le livre est jonché. Ah cet indécrottable Michel Tournier, plein d'engouement cet écrivain est l'un des grands rois de l'allusionnel. En effet, l'île devient vite la matrice, un être à par entière, symbole de la mère, celle qui enfante, notamment des mandragores sous l'amour que lui donne sexuellement Robinson, comme une purification de son corps et de son esprit. Puis l'éducation judéo-chrétienne de Robinson lui fait voir des relations incessantes entre ses agissements et le texte de la bible. Tout y passe, Noé, Adam, le paradis, le bien, le mal, les prophètes : Jérémie, Osée, etc... Bref tout résonne à un niveau de conscience qui me laisse parfois pantois ! Comme quand on veut absolument donner une explication, une justification à tout ce qui nous arrive. Ce n'est pas la partie qui m'a le plus séduit même si parfois, il y a des fulgurances intéressantes.
Le plus passionnant, c'est que Michel Tournier renoue avec une thématique ancestrale, toujours en vigueur de nos jours, celle de la rencontre de l'homme blanc "civilisé", arrogant de ses certitudes, avec l'homme de couleur, forcément sauvage et ignare. Ce qu'il y a de merveilleux aussi avec l'écriture érudite de cet écrivain, c'est cette magie du mot juste et idéal. Un bonheur à lire, mais pas toujours à saisir toutes les allusions nichées au coeur du texte !
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