12 janv. 2017


" Martin Eden "  de Jack London   18/20


Peu après 1900, à Oakland en Californie, Martin Eden sauve d'une bagarre mal engagée Arthur Morse, un jeune homme issu d'une famille bourgeoise de San Francisco. Pour le remercier, Arthur l'invite amicalement chez lui. Ruth, la soeur d'Arthur, fera forte impression aux yeux de Martin, qui, par amour, décidera de changer radicalement de vie. En effet, Martin n'est qu'un simple marin de 20 ans, aux larges épaules, aux bras musclés, grand bourlingueur au long cours, passagèrement alcoolique et ne concevant de conclure une soirée au bar sans une bonne bagarre. Venu des bas-fonds de la ville, il devra métamorphoser sa vie pour avoir une chance de susciter concrètement le désir de la belle. 

Par amour donc, puis par passion du savoir de la littérature et de la poésie, Martin va plonger, tel un forcené, dans une longue période d'apprentissage. Autodidacte stakhanoviste, ne dormant que cinq heures par nuit, et vivant comme un misérable acharné à sa table de travail, il s'élèvera culturellement, au point d'être capable d'écrire poèmes, essais et romans. Cependant, le monde obtus de l'édition est-il prêt à lui offrir cette planche de salut ? La capricieuse voix du succès viendra-t-elle couronner tous ses louables efforts ?

Comment ne pas compatir avec ce jeune marin affamé de reconnaissance sociale et doté d'une volonté hors norme, prêt à sacrifier plusieurs années de sa vie à trimer quasi nuit et jour sur le large nuancier de la culture mondiale, allant de la philosophie à la biologie, en passant par l'histoire politique et les théories évolutionnistes ?

Lors de ces pérégrinations culturelles, il devra affronter le monde interlope de la presse, de l'édition et de la haute bourgeoisie, découvrant avec dégoût la vacuité de ces milieux. L'analyse de la société américaine du début du XXème siècle s'avère être une machine à broyer toute ambition atypique, venue dont ne sait où, pour grandir on ne sait comment ! Mais la norme est de rigueur. Contre vents et marées, vouloir changer sa place sur l'échiquier social relève de la gageure. Parlez du côté indémodable de cette oeuvre relève du cliché, certes, mais la résurgence de la paupérisation mondiale en est un écho assourdissant.

L'histoire d'amour entre Ruth et Martin risque fort de s'écorcher au mur pleins d'aspérités des conventions. Car non seulement Martin devra subir longtemps le mépris des bourgeois pour la fatalité de ses origines, mais pire, ses anciens amis ouvriers le prendront pour un traître. Dés lors, vivant presque esseulé, peu d'hommes ou de femmes auront droit à sa considération : Joe Dawson, chef de Martin dans une laverie, mais surtout compagnon de misère, choisissant au final la route plutôt que l'exploitation ; Russ Brissenden, un poète radical tuberculeux et riche, n'espérant rien de qui que ce soit, honnissant ce monde de corrompus et de cloisonnement ; et Lizzie Connolly, une jeune femme blasée de la vie, fortement éprise de Martin, qu'elle aime pour ce qu'il est vraiment : un homme bien.

Trempant sa plume dans le fiel, avec malice, Jack London dénonce l'hypocrisie des hommes si avides d'exploiter leurs semblables, en leur refusant toute considération, surtout si l'olibrius est en plus d'une origine plus que modeste. Mais si, par un effet de mode sans fondement véritable, une reconnaissance tangible se profile à l'horizon, l'auteur n'a pas son pareil pour pointer d'un doigt révolté la versatilité d'un monde qui monte sur un piédestal de feu n'importe quel quidam, superficiel ou pas, avant de le glacer sans vergogne dans les froidures de l'oubli.

Jack London nous livre, avec ce héros au génie incompris, son roman le plus sublime, le plus abouti, et certainement le plus autobiographique, d'où cette sensation patente de chef-d'oeuvre absolu. 
Que dire de plus ?


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