16 mars 2017


" L'homme-dé "   de Luke Rhinehart   13/20


      New-York 1968, le docteur Rhinehart est un jeune psychanalyste trentenaire qui a tout pour être heureux, malheureusement... il s'ennuie ferme. Il ne croit plus en son métier : trop d'efforts à fournir pour aboutir à un résultat si faible, si négligeable. Combien de personnes a-t-il réellement sauvées ? Même juste aidées un temps soit peu ? Très peu, trop peu, juste peut-être celles qui auraient de toute façon guéri seules.
      Outre son métier, sa femme Lillian, ses deux enfants et ses amis le laissent également indifférent, désenchanté par la banalité d'un quotidien trop routinier, un classique quoi !
      Un soir, amusé par un dé caché sous un papier, il formule mentalement six possibilités correspondant à chaque face dudit dé, certaines sages d'autres lubriques. Décidé de confier sa fin de soirée au hasard, il soulève le papier et découvre le chiffre du dé. Il réalisera ce que le dé lui ordonne. L'engrenage permissif s'enclenche alors, lui redonnant ainsi une nouvelle vraie raison de vivre, pleine d'étonnement et d'amusement, renouvelant sa palette d'émotions. Désormais, il confiera toutes ses décisions au dé, concrétisant ainsi ses désirs, ses envies, ses fantasmes les plus fous sans la moindre barrière moralisatrice. Son imagination fluctuante lui fera éprouver d'intenses émois, lui ouvrant des horizons inconcevables avant. Défricheur d'une nouvelle philosophie de vie, il bâtira peu à peu une religion inédite... le Dieu-dé ! Uniquement gouverné par le hasard, donc déresponsabilisant totalement tout individu de ses actes, puisque c'est uniquement le dé qui décide, lui seul est répréhensible. Peu importe les dérives inhérentes à ces nouvelles pratiques. Naturellement sa vie professionnelle et personnelle subiront un séisme profond. Mais en grand zélateur de sa théorie, Luke saura en convertir certains, en intriguer d'autres, faisant ainsi grandir sa secte d’idolâtres au Dieu-dé.

      L'intrigue posée, outre les scènes dramatiques, laisse parfois la place à des saynètes plutôt cocasses, où certains protagonistes, fascinés et amusés par les propositions les plus abracadabrantesques, acceptent de relever le défi et de se soumettre sans moufter à la décision toute puissante du dé. 

      Le roman est raconté par Luke Rhinehart à la façon d'un journal autobiographique, narrant certains épisodes, en éludant d'autres, la sélection des passages publiés se fait naturellement par la seule volonté hasardeuse du dé. La préface donne le ton : En peignant le comique de la vie comme de la haute tragédie, en décrivant les événements quotidiens avec le regard d'un fou, et l'homme amoureux du point de vue d'un savant. Et voilà ! N'ergotons plus sur le style. S'il arrive que le sujet et le style coïncident dans l'un quelconque des chapitres du présent livre, ne voyez là qu'un heureux accident, qui ne se reproduira pas de sitôt... (page 9) En joignant l'humour à cette optique dogmatique cela donne :  J'ai beau avoir aimé la plupart de mes rôles, j'ai beau aimé parler de tous, il est tout simplement impossible de les faire entrer dans le cadre d'un seul livre. Heureusement, que j'ai confiance dans le dé pour choisir une bonne sélection d'événements ; dans le cas contraire, si le lecteur s'ennuie, il n'aura qu'à jeter les dés deux ou trois fois afin de leur faire choisir un autre livre pour la soirée. (page 431)Voilà qui est dit. Le lecteur est prévenu qu'il met les yeux dans un ingénieux chaos, respectant juste l'ordre chronologique. Faut pas abuser quand même !

      Roman culte de la littérature américaine des années 70, ce livre ne peut laisser indifférent. Portant aux nues une façon de vivre pour le moins corrosive, l'auteur, de son vrai nom Georges Powers Cockcroft, nous propose le résultat de son propre vécu et de sa théorie toute personnelle sur nos sociétés qui aliéneraient l'homme, avec ses lois, ses codes de conduite et ses principes de bases, condamnant l'homme, par le conditionnement de son éducation, à une liberté moindre. En tout cas si réduite quelle ferait de l'homme un être sous forte influence, stérilisant et annihilant tout élan séditieux sinon révolutionnaire. Dès lors le hasard, par le truchement du dé, délivre l'homme de son carcan en l'autorisant à exprimer les multiples facettes cachées de sa personnalité. Assurément, avec ce concept pour le moins subversif, tout devient possible, le meilleur, mais aussi... le pire ! Quel rire, quelle joie dans l'irrationnel, le gratuit et l'absurde. Nous y aspirons, et cela jaillit de nous en dépit de toutes les limites de la raison et de la morale. Combien nous ragaillardissent les émeutes, les révolutions, les catastrophes. Et en sens inverse, qu'il est déprimant de lire jour après jour les mêmes nouvelles. Mon Dieu, si seulement il se passait quelque chose ; on veut dire : si seulement les archétypes pouvaient se casser la figure. (Page 183)

       Emporté par la toute puissante loi des dés, ce roman devient agréablement immoral, plaisamment dérangeant et jovialement subversif, poussant sans cesse les limites de notre acceptation... jusqu'à ce que notre conscience moralisatrice lève le drapeau rouge, horrifiée de l'aberration et des conséquences d'un tel comportement. Mais a-t-elle fondamentalement raison ? 

       En vérité, Georges Powers Cockcroft s'est emparé de son idée de base, et l'a poussée jusqu'au bout du bout, par esprit de défi, de dissonance et de provocation. Divisant, dans un grand tumulte volontaire, son lectorat : en adorateurs convaincus, obéissants et soumis, ou en farouches indignés, révoltés et scandalisés de telles inepties. Mais la question a-t-elle une réponse objective ? Notre monde doit-il être si amorphe que cela, aseptisé par une raison et une morale légitimes, si on veut vivre en harmonie et avec sérénité les uns avec les autres ? Quelle sorte de bonheur délivrerait cette société, au final, si on vivait sous le joug du dé suprême ? A vouloir s'y identifier, n'est-ce pas quitter un chaos ordonnancé, pour choir dans un autre, où tout est permis par un hasard si facilement déculpabilisant ? Pensez donc, les pulsions les plus profondes, les instincts les plus inacceptables (jusque-là non réalisés), pourraient sous l'excuse fallacieuse du dé trouver leur concrétisation la plus sordide. Sans foi ni loi. Anarchique au plus haut point. Chacun se fera son opinion.
      Car inévitablement, le sexe dans tout ses états est à la source des premiers souhaits proposer aux dés, et comme c'est le lanceur de dé qui formule les possibilités, on devine la suite. Mais contrairement à l'idée que je sentais sourdre après le sexe, l'idée de l'argent est peu traité, comme ne faisant pas partie des préoccupations premières de l'auteur. Puis, allant de dérive en dérive, inéluctablement, l'idée d'assassinat pointe le bout de son nez, comme le point d'acmé du récit, l'ultime aspiration, la revendication suprême d'un esprit dérangé.

      Certes le rôle de l'écrivain est de nous poser les bonnes questions, mais doit-il pour autant nous mâcher nos réponses ? En tout cas, sans son discours sulfureux, jamais ce livre n'aurait franchi l'épreuve des années, puisque publié en 1971, et jamais il ne serait devenu un livre culte, voire cul... te !

Alors, oeuvre très originale ou foutaise lyrique ?
Les deux mon commandant !

      Le texte se veut factuel, d'une écriture froide, sans concession, donc souvent glaçant de réalisme et troublant de logique. On sent que l'auteur y a mis tout son être, l'investissement y est absolu, implacable.

      Roman de folie, certes, surprenant et déconcertant le lecteur à chaque chapitre, mais où une schizophrénie malsaine et épidémique n'est pas loin de tous nous précipiter dans le gouffre de l'inconnu. Cet inconnu qui enivre certains, mais où d'autres n'y trouveront que suicide social et familial. A moins que tout ceci ne soit qu'une grosse farce, voilà tout !

      A lire, pour sortir des lectures d'eau tiède, puis à débattre... mais dans le calme, s'il vous plaît !

Bon... que vais-je lire maintenant ?
Et si je jouais cela au dé ?
Mince, c'est contagieux !




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