15 avr. 2017


" La chair "   de Rosa Montero      16/20


      A la v(i)eille de ses soixante ans, Soledad est larguée par son jeune amant Mario. Trop désireux d'avoir un enfant, il a rejoint sa légitime. Dans un réflexe de vengeance et pour rendre jaloux son ex, lors d'une sortie à l'opéra, Soledad embauche un gigolo. A la fois grisée par ce moment, désirant s'assurer de son pouvoir de séduction et freiner la marche funèbre du temps qui s'enfuit, elle décide de le revoir régulièrement, dans une frénétique sinon hystérique fuite en avant.

      L'incipit résume avec force le propos de ce roman : La vie est un petit espace de lumière entre deux nostalgies : celle de ce que vous n'avez pas encore vécu et celle de ce que vous n'allez plus pouvoir vivre.

      Avec une jouissive et cruelle ironie, Rosa Montero signe un  court roman, plein de l'énergie du désespoir, sur les ravages du temps face à notre propre corps. Soledad venait d'avoir soixante ans, elle avait atteint l'âge où la biographie était irréversible. Ah, si elle avait su qu'elle allait devenir vieille et qu'elle allait mourir, elle aurait vécu autrement. Mais avant elle l'ignorait. Et maintenant c'était trop tard. Regrets éternels d'un passé inchangeable, devant l'intolérable objectivité du chronomètre.
      Soledad est une femme constamment assaillie par mille démons squattant sans vergogne son côté obscur. Malgré sa raison qui lui prône la sagesse, elle se laisse trop facilement aiguillonnée par ses pensées ténébreuses venues des limbes de sa jeunesse, où tout amour et tendresse enfantines étaient bannies par une mère indigne, sans la moindre affection, bien au contraire. 

      Rosa Montero excelle pour naviguer dans la pensée tortueuse de son héroïne. La vie est un paquet-cadeau entre les mains d'un enfant, enveloppé de papiers de brillantes couleurs. Mais lorsqu'on l'ouvrait, il n'y avait rien à l'intérieur. La joie était si courte, la peine si longue. Ce roman aurait pu être plombant, cependant grâce à un "humour" décapant et audacieux, il rebondit sous nos yeux en  considérations pertinentes et si intelligentes de réalisme.

      Face au pouvoir exponentiel du temps, Rosa Montero nous brandit la suprématie de la culture, celle qui sert de solution, de référence, de contrebalancement à nos tracas du quotidien. Justement, Soledad prépare à Madrid une exposition sur les écrivains maudits, ceux dont leur enfance ont fortement influencé leur oeuvre littéraire, notamment celle des jumeaux. Surtout quand leur frère où soeur sont décédés peu de temps après leur naissance, ou sont devenus fous comme dans le cas de Soledad. Ce traumatisme, véritable fardeau pour celui qui survit, grève leur présent jusqu'au moment où la mort le (ou la) ramènera auprès de son double. A l'instar de Soledad, tous ont un énorme besoin d'amour, tous ont une peur bleue de frôler l'abîme du désamour, aucun ne sera définitivement en paix. De cet état d'esprit, à tout moment, la folie les guette. Seule la mort leur procurera enfin le vrai repos, la sérénité, la quiétude absolue. D'ailleurs la mort affleure à toutes les pages, comme un fil rouge, une épée de Damoclès, une inévitable destination finale. En supplément, des références aux Parques parsèment le roman, avec l'idée de la fatalité de la mort.

      Rosa Montero témoigne aussi de la difficulté d'exister en tant que créatrice dans une société patriarcale, au travers de son job de commissaire d'exposition. Comme si cela ne suffisait pas de lutter contre la gente masculine, entre elles le combat existe aussi. D'ailleurs elle est, elle-même, l'une des protagonistes du roman, comme un besoin d'exister même dans la fiction.
      
      " La chair " est l'itinéraire d'un désespoir, couronné d'une folie de femme au bord de la crise de nerfs. A la fois superficiel et profond, agréable et féroce, il explore les morsures du temps, les affres de l'âge, le refus de renoncer au plaisir et au désir, comme une résistance névrosée devant un combat que l'on sait perdu d'avance. D’autant qu'une fougueuse jeunesse pousse pour prendre sa place au soleil de la vie. Livre universel, traité avec talent, sur le temps, notre corps, l'amour, la folie... et la mort.

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 Afin de vous faire une idée plus complète de ce roman, et deux avis valant toujours mieux qu'un seul, voici la critique de Virginie, une amie libraire de Lillebonne.


La chair de Rosa Montero (titre original La carne, 

traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse) 

Editions Métailié, Paris 2017.

Note sur 5 :       4/5


Ce roman est surprenant d’originalité tant R. Montero ose bousculer ce genre littéraire.

Il faut noter la qualité de la traduction fidèle à l’atmosphère madrilène  dans laquelle l’auteure et ses personnages baignent.

Cet ouvrage où il est question de la chair, la carne en espagnol, n’est pas que charnel, L’obsession de celle-ci est incarnée par l’avancée en âge d’une femme qui a toujours été désirable mais dont le rapport aux hommes est viscéral et saupoudré par  l’abandon brutal de son père lorsqu’elle était enfant.

Entre une mère toxique et une sœur malade de cette toxicité, l’héroïne se structure tant bien que mal entre la peur de la folie, de la vieillesse et de la solitude. Elle se prénomme Soledad qui, en espagnol, fait référence à la dite solitude.

Elle a une union avec un homme qui ne s’engagera pas avec elle. Cela devait lui aller du temps de sa  jeunesse et de son essor professionnel. Ce soi disant équilibre  lui convenait jusqu’au jour où il rompt leur relation ; sa compagne officielle tombe enceinte. A un âge qui avance dans le temps, Soledad se sent une nouvelle fois abandonnée et cherche de quelle manière elle pourrait se venger. Son travail lui permet de transcender ce manque : elle est reconnue en matière culturelle et une nouvelle exposition du monde madrilène la sollicite. Auparavant, elle avait déjà fait ses preuves, elle est reconnue dans le milieu littéraire. Seulement une jeune « requin » prend les devants et Soledad va devoir aussi se battre sur ce plan. Elle prépare cet événement et l’auteure, à cette occasion, fait référence à des pans de vie d’écrivain(e)s qui sont empruntés de la réalité sauf une anecdote romancée qu’elle précise en fin du livre. Entre son besoin d’éprouver sa chair pour se sentir encore femme, Soledad provoquera une rencontre avec un jeune russe ; entre culpabilité, angoisse et combats, elle parviendra à apaiser sa peur de flétrir, de vieillir et triomphera auprès des cupides pour l’exposition littéraire. Son titre, « Les maudites », est remis en question mais pas sa notoriété… Elle n’est pas si maudite, Soledad, même si elle ses auteures qu’elle souhaitait comme « Les maudites » pour l’exposition s’inscrivent dans sa chair. Rosa Montero réussit même à introduire son propre personnage en la personne d’une journaliste douée de conseils pour son héroïne… Rosa Montero, journaliste à El Païs. 

De Virginie, libraire 9 rue Henri Messager, 76170 Lillebonne.
Librairie.livresse@orange.fr


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