" Je suis vivant et vous êtes mort " de Emmanuel Carrère 14/20
Tout le talent d'Emmanuel Carrère est nécessaire pour nous faire comprendre l'univers fait de névroses, de phobies d'hallucinations et de paranoïa dans lequel baigna, tout au long de sa vie, Philip K. Dick, le célèbre et marquant écrivain de science-fiction.
Né prématurément avec six semaines d'avance le 16 décembre 1928, le premier drame de sa vie sera la mort de sa soeur jumelle Jane, certainement à cause d'un affaiblissement général dû à un manque alimentaire le 26 janvier 1929. Dès lors, une culpabilité naîtra dans la conscience si fragile de Philip, comme-ci par sa gourmandise il avait privé sa soeur de nourriture.
En grand parano, Philip K. Dick interprétera tout ce que la vie peut inventer pour nous empoisonner. Derrière les accidents de la vie, il construira moult hypothèses allant de la non-existence de notre monde à celui du retour de la parousie, sans oublier celle qui faisait de Richard Nixon un grand communiste. Parmi ses grandes interrogations, revient celle-ci : Sommes-nous vraiment réels ? ou des forces inconnues nous manipulent-elles ? faisant de nous des corps vides, manœuvrables, fonctionnant sous l'impulsion d'autres volontés ?
Quand les hasards de la vie lui apporteront la confirmation de certains de ses délires, il se trouvera conforté un temps dans l’authenticité de ses supputations, puis désirera aller plus loin encore, en imaginant d'autres suites plus ou moins inouïes et rocambolesques à ses vérités enfin révélées. Toutes ces histoires ont rendu le personnage de Philip K. Dick attachant et passionnant, car il savait mettre au service de ses obsessions, de ses calembredaines, une imagination d'artiste en perpétuelle ébullition. Le fait d'avoir une discussion avec lui vous exposait automatiquement à de l'originalité, du fantasque, du tarabiscoté, loin d'un fastidieux discours antienne. S'il dénonçait un soir un complot planétaire, il pouvait le lendemain l'avoir oublié dans son entièreté, ou bien l'invoquer à nouveau en s'étonnant d'avoir été pris au sérieux, ce qui signifiait que vous étiez un parano aussi, ou que vous aviez des raisons de croire qu'il disait vrai, dans ce cas cela prouvait que vous étiez lié en partie à ses ennemis. Philip K. Dick s'estimait aussi persécuté et pensait qu'on voulait le neutraliser ...parce que, sans le savoir, croyant suivre sa seule imagination, il avait découvert et décrit dans un livre quelque secret vital, dont la divulgation menaçait l'empire des puissants. Compliqué le bonhomme ! Et cela dura toute sa vie, sans interruption, cela expliqua l'effritement de la patience des femmes qui partagèrent sa vie.
Afin de lutter contre sa paranoïa existentielle à tendance schizoïde Philip K. Dick absorbera pléthore de médicaments, ...il avait fait de son organisme un shaker à cocktails chimiques et son problème se résumait à trouver de quoi le remplir, de façon à faire face à la vie, dont toutes les circonstances, si bénignes fussent-elles, réclamaient désormais un adjuvant... Jusqu'à quel point cette absorption médicamenteuse n'encourageait-elle pas ses délires dickiens ?
Le véritable fait déclenchant de son incapacité à vivre " normalement ", vient de sa recherche un soir, dans sa maison, d'un cordon de lampe qui n'existe pas, qui n'a jamais existé d'ailleurs, en tout cas pas dans cet univers là. Exactement comme dans le film d'Emmanuel Carrère La moustache que l'interprète principal, Vincent Lindon, rase un jour et pourtant, dans son environnement immédiat, personne ne s'aperçoit de ce changement physique. Dès lors pour Philip K. Dick une seule question se pose : Où est la réalité ? Au point de la deviner à chaque fois qu'il se voit dans une glace, il ressent le regard du miroir sur lui comme celui d'un autre monde, peut-être celui où sa soeur, Jane, serait toujours vivante alors que lui serait décédé de malnutrition à sa place. A partir de cette hypothèse Philip K. Dick en extrapolera pléthores, au point de voir des complots partout, et inévitablement, le jour où un cambriolage allié à un saccage en règle eut lieu chez lui, il vit derrière la main du FBI, à moins que ce soit celle du KGB, ou du FBI voulant faire croire qu'il s'agissait des communistes, confirmant ainsi ses craintes complotistes, une justification de ses hypothèses. Soit, mais de toutes ses extrapolations multiples et variées, laquelle est la vraie ?
Philip K. Dick est-il un génie visionnaire, à l'extrême limite de la folie ? Ou un escroc, sachant convaincre n'importe quel quidam que les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être ? La vérité nous serait cachée ! Quoi qu'on en pense, Emmanuel Carrère met en exergue des éléments permettant de semer un rien de doute dans nos esprits.
Seul bémol de cette bio, cette impression que tout évolue autour de la névrose paranoïaque, jamais on n'en sort, ou si peu, d'autant que l'ensemble dépasse les 600 pages, et que parfois un sentiment de lassitude se fait sentir.
Tout au long de sa vie, Philip K. Dick écouta le compositeur pour luth John Dowland (1563-1626), notamment son air favori Flow my tears, une oeuvre apaisante et pleine de mélancolie dont je vous conseille, en passant, la version de Fiona Campbell sur You Tube.
De nombreux romans de Philip K. Dick seront adaptés au cinéma : Blade Runner, Total Recall, Minority Report, L'agence, sans oublié Truman Show, très inspiré de la schizophrénie irrépressible de l'auteur.
Portrait tourmenté, parfois attachant d'un homme à l'imagination trop fertile, qu'aucun filtre ne pu jamais clarifier (influence des milliers de pilules avalées ?). Laissant dès lors une montagne d'extrapolations vivant chacune leur propre vie, donnant le sentiment d'un grand brouillon désordonné, où tout est dans tout, et réciproquement !