25 sept. 2017





" La vie  sans ailes "   de Annie Lebaillif   18/20



      En 1851, un simple dé d'argent appartenant soit-disant à Jeanne, la belle-mère de Julie et d'Adélaïde, va être à l'origine d'un questionnement bien légitime des deux soeurs. L'une, Julie, habite à Vire avec son mari Martial, pharmacien, elle vient de recevoir sous son propre toit la seconde femme de son père, Jeanne, âgée de plus de 80 ans et qui commence à perdre la tête. L'autre, Adélaïde, possède, avec son mari Victor, un hôtel à Paris, et pratique régulièrement l'art épistolaire avec sa soeur.
      Ce dé d'argent sera le point de départ d'une enquête qui amènera les deux soeurs à s'interroger sur leurs parents aujourd’hui décédés, et plus particulièrement sur leur mère, Antoinette, dont la vie s'acheva de façon bien mystérieuse. Des secrets de famille, des non-dits seront mis à jour... pour mener à une fillette nommée " Beauvale ", portant le numéro 2307 des admissions aux Enfants-Trouvés de la Seine en 1819. Difficile d'en dire plus sans révéler ce qui fait le sel du roman.

      Ce roman épistolaire surprend par la force, puis par l'effroi de l'histoire narrée. Issue de faits réels, elle nous immerge en grande partie dans la première moitié du XIX ème siècle, dans un monde sordide de souffrance, de misérabilisme où un printemps aux gelées rigoureuses, un été pluvieux ou un hiver drastique pouvaient amener toute une population trimant et vivant de la terre aux portes de la mort. Par un retour de pensée, j'ai vite eu les noms de Victor Hugo et d’Émile Zola en tête, sacrée référence !
      Nonobstant ces descriptions miséreuses, le fond historique (toujours essentiel à mes yeux) crédibilise et installe le récit sur des bases solides : le coup d'état du 2 décembre 1852, l'apparition du premier grand magasin, ou la gigantesque saignée dans le coeur de Paris par Haussmann pour en faire une ville moderne.

      Un livre sur le destin, celui du milieu où l'on naît, celui qui décide des chances que vous aurez de manger à votre faim ou de tomber en malnutrition, d'ailleurs l'une des plus belles phrases du roman résume cela : C'est ainsi : certains n'ont que du pain noir à se mettre sous la dent, d'autres font les difficiles et exigent de la confiture sur leur pain blanc, sans que l'on sache au vrai quel mérite ont les seconds, ni quel crime caché expient les premiers... Phrase terriblement juste de toutes époques. Echo miroir contemporain à ce monde en délitement sur tous les fronts (sans jeu de mots).

      Au travers du destin tragique de " Beauvale ", j'ai entendu pour ma part tous les cris silencieux des enfants maltraités, insultés, violentés, simplement niés dans leur existence, qui ne peuvent trouver un repos providentiel... que dans la mort. Tels de pauvres anges à qui on aurait coupé les ailes. Dès lors, comment peut-il exister Une vie sans ailes ?

      Dans ce coin de Normandie, comme ailleurs, ce rôle des croyances, des superstitions : telles les grosses pierres qui tournent sur elle-même la nuit de Noël, ou l'eau d'une source miraculeuse. Tout ceci nous raconte un passé, un pays profond, une âme, des veillées autour de la cheminée, un temps où on prenait le temps, où le bonheur n'était pas forcément une question de richesse.

      L'écriture paraît simple, mais cette simplicité apparente a dû exiger une masse de travail importante, afin de la rendre agréable à lire. On sent que les mots ont été choisis avec soin et minutie, que la chronologie fait sens, tranchant nettement avec nos conceptions actuelles. C'est bien là le vrai talent d'Annie Lebaillif, être de côté, à part, hors du temps, des courants, des modes. Cette artisane de l'écriture voue un culte à la langue française, et cela fait un bien fou.

      En conclusion, voici l'exemple typique d'un très beau roman, admirablement écrit, passionnant, qui, issu d'une petite maison d'édition ( Editions du petit pavé, pour ne pas la nommer) est passé quasi inaperçu, écrasé par les bulldozers littéraires que tout le monde connaît, et qui ne priment souvent ni par leur originalité ni pour leur qualité littéraire. Sur tous les sites de critiques littéraires que j'ai pu visiter, jamais ils ne citent ce roman ! C'est avec un grand plaisir et une petite fierté que je répare cette bévue. Ah décidément, en France et à l'instar du récit de La vie sans ailes, il y a deux sortes d'auteurs, ceux qui bénéficient d'une couverture médiatique titanesque, pour des écrits pas toujours dignes, et d'autres, les plus nombreux, qui occupent les interstices qui leur reste, c'est-à-dire bien peu de chose !



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