" La femme gelée " de Annie Ernaux 17/20
Avant toutes choses, peut-être dois-je préciser que comme le définit la société, je fais partie de la gente masculine, cela à son importance je crois.
Ce roman, très féminin d'Annie Ernaux, oriente la narration sur les femmes de son enfance. D'abord, sa mère qui tient une épicerie, mais aussi ses tantes et sa grand-mère, toutes des femmes fortes, des bosseuses, peu regardantes de leur apparence et négligeant volontiers l'entretien de leur maison, sauf en de grandes occasions. Par contre, son père ne rechigne pas à cuisiner et à faire la vaisselle. Par la suite, en grandissant et en côtoyant d'autres copines du même âge, elle s'étonne de découvrir un autre modèle maternel : les mères de ses amies s'habillent avec goût, comme de "vraies" femmes, elles cuisinent et se chargent d'avoir une maison irréprochable, sans la moindre parcelle de poussière. Petit à petit, elle va prendre conscience que sa famille fait vraiment figure d'exception.
A travers ce roman transpire, à toutes les pages, le problème encore aujourd'hui irrésolu de l'égalité entre hommes et femmes. Les lucides parents d'Annie Ernaux sont bien conscients que pour acquérir une certaine liberté de vie, leur fille doit absolument faire des études, de façon à s'émanciper de sa condition modeste, puis, de cette abominable domination masculine. Avant de saisir toute la portée de ce message, leur jeune fille tombe dans le piège facile et phallocratique des amours de jeunesse. D'abord avec ce désir marcescible de séduire les garçons, puis, malgré l'obtention du CAPES, de vite se marier, d'enfanter une fois, puis deux. Dès lors, elle comprend trop tard qu'elle vient elle-même d'endiguer sa vie, de brider son appétit intellectuel et de museler sa liberté chérie pour un bon moment.
Avec son écriture rebelle, imagée, sèche et saccadée, Annie Ernaux déverse toute sa haine de notre société patriarcale, avec son sempiternel refrain sanctuarisé : mariage, bébé, couches, ménage, courses, cuisine et re-bébé et re-couches, jusqu'à que le sentiment de liberté s’évanouisse pour longtemps, tel un sacrifice odieux sur l'autel de la lourde tradition machiste.
Par dérision, la comparaison homme/femme se traduit sous sa plume, surtout en fin de roman, par une sorte d'humour noir, comme un exutoire afin d'exprimer une once de résistance, peut-être pour ne pas devenir folle.
Texte relativement ancien (écrit en 1983 mais relatant les années 50/60), pourtant d'une actualité toujours brûlante, sera-t-elle démodée un jour ? A l'aune des obscurantismes qui se lèvent partout dans le monde, quand la femme héritera-t-elle du même statut que l'homme, quand arrivera-t-elle à s'affranchir mondialement de cette gangue patriarcale pour s'élever au même niveau que l'homme, et pour ensuite, fondamentalement, devenir son avenir ? Honnêtement, elle le mérite.
Dans une société sans complaisance, inlassablement, Annie Ernaux trace son sillon avec le regard acéré d'une sociologue, et, comme tout bon roman universel, elle nous fait réfléchir à nous-mêmes, à nos choix, à nos renoncements, et pourquoi pas ? A d'envisageables audaces !