La côte d'albâtre inspire, la preuve avec Patrick Grainville. Il nous y invite dans un voyage autant historique et pictural que majestueux et effroyable.
De 1868 à 1927, soit de l'arrivée de l’impressionnisme à la traversée de l'atlantique par Lindbergh, Charles Guillemet, le narrateur, choisit l'entreprise hallucinée et grandiloquente de nous faire le récit de sa vie. Après avoir participé à l'aventure coloniale en Algérie et être rentré gravement blessé, Charles s’installe à Etretat, dans l'une des maisons de son oncle. S'offre à lui une vie d'oisiveté nichée dans la splendeur des falaises. Le hasard lui fait croiser la route de Monet, pour un jeune homme néophyte de l'art pictural c'est une révélation, un choc. Il deviendra, par l'intermédiaire de Mathilde sa maîtresse et sa pygmalionne, un fervent admirateur de tous ces hommes et femmes consacrant bonant malant leur vie à la peinture, et n'aura de cesse d'en suivre les évolutions, les transfigurations, même si parfois la folie guette. Avec ce fil rouge improbable mais si jouissif, Patrick Grainville convoque une manne d'artistes ayant de près ou de loin approchés ce célèbre lieu aux deux portes de calcaire, celle d'Amont et celle d'Aval : Maupassant, Courbet, Dumas père et fils, Boudin, Flaubert, Pissarro, Manet, Degas... et naturellement Victor Hugo !
Nous baladant de Villerville à Dieppe, en passant par Fécamp ou Veules-les-roses, l'auteur avale les kilomètres au fil des pages avec une verve qui déborde de partout. Il laisse courir sous sa fougueuse plume une érudition intarissable, multipliant sans vergogne les envolées lyriques, les digressions insensées, les écarts artistiques et les à-côtés scabreux. Il y a un tel panache derrière ce style qu'il se traduit en véritable plaisir de lecture. Et là est bien l'essentiel.
De la débâcle de 1870 à l'exploit de Lindbergh, de l'affaire Dreyfus au gouffre effroyable de la Grande Guerre, inexorablement, un nouveau monde effleure puis bouscule l'ancien, avant de l'enterrer bel et bien sous un monceau de poussière et de cendres. Toute cette métamorphose peut bien être, les falaises elles, de par leurs immarcescibles permanences, jetteront leur luminosité sur cette agitation avec un regard qui en a vu tant d'autres.
Quelques pisse-froid vilipenderont cette débauche de mots et l'improbabilité de telles rencontres. Certes, ce roman fourmille de partout, l'overdose culturelle n'est pas loin, car Patrick Grainville n'est pas homme ni d'élagage ni d'épure. Comment retenir une plume si débridée qu'elle semble animée de sa vie propre ? Toutefois, devant ces détracteurs et leurs clabauderies, n’oublions pas que Falaise des fous est avant tout une grande fête, une célébration de l'art, une exaltation d'enthousiasme de toute cette vie artistique si pétillante à la charnière de deux siècles.
Confrontant l'art sous le prisme de l'Histoire en cours d'écriture, qu'elle soit inhumaine, sociale, révolutionnaire ou lourdement meurtrie par la boucherie de 14/18, Falaise des fous est une danse flamboyante et cruelle aux couleurs éclaboussantes de l’impressionnisme.
Un hymne aux falaises inoubliables, une fresque historique bouleversante, une saga endiablée, une louange aux artistes et à leur pulsion créatrice... comment passer à côté de ce monument de vies atypiques ?
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