Bien qu'avançant en âge, jusqu'alors je n'avais jamais lu ce livre que je prenais pour un simple roman d'aventure, dans la lignée d'un Stevenson ou d'un Jules Verne, s'adressant aux adolescents en mal de dépaysement océanique. Bien mal m'en a pris ! Ma surprise fut totale et mon fourvoiement abyssal !
Ismaël, le narrateur, las de la vie terrestre, rêve d'aventures au grand large, là où le coeur de l'océan bat, là où il aura l'impression de vivre intensément sa vie - il ne croit pas si bien dire. Avec son nouvel ami, Quiqueg, un harponneur originaire d'une île du Pacifique, il s'embarque sur le Péquod, un baleinier commandé par le tyrannique capitaine Achab. Ismaël comprend rapidement qu'Achab poursuit un autre dessein, obsessionnel, celui de se venger d'un monstrueux cachalot blanc éminemment féroce qui lui a arraché une jambe lors d'une précédente chasse.
Cette trame, somme toute basique, est l'arbre qui cache la forêt, ou plutôt la vague qui dissimule l'océan ! En effet, ce récit sert de prétexte à mettre en place une foultitude de thèmes universaux, notamment celui du Bien contre le Mal, symbolisé par la lutte entre Achab et Moby Dick, où comment par orgueil un homme obnubilé par sa quête vengeresse n'hésitera pas une seconde à risquer la vie de tout un équipage, qu'il voit uniquement comme un moyen d'aboutir à son insatiable besoin de châtiment.
Toute l'information qui existe sur la connaissance de la baleine et de sa pêche - du moins jusqu'à la publication du roman en 1851 - figure sous la plume diserte d'Herman Melville ; c'est simple, Moby Dick est un traité zoologique, un dictionnaire océanique, une bible, une vaste encyclopédie aux inflexions prophétiques voire apocalyptiques - ce n'est pas une bible pour rien - dont les concepts résonnent en refrains universels d'un bout à l'autre de l'oeuvre.
Cette forte inspiration biblique commence par le nom du narrateur : Ismaël (dans la bible fils aîné d'Abraham et Agar, servante égyptienne de sa femme Sara), ou Achab (roi d’Israël et époux de Jézabel, il introduira le culte de Baal en Samarie et se repentira sur les injonctions du prophète Elie), sans oublier Moby Dick, comment ne pas y voir le Léviathan, ce monstre marin à plusieurs têtes, ou, la baleine qui avale Jonas pour avoir refusé d'obéir à Dieu, du moins d'après le récit de la bible, quant à son authenticité...
L'écriture, tel l'océan parcouru par le Péquod, semble d'une audace et d'une liberté insensées : elle se déploie, s’exhibe, s'allonge, se redresse, se rallonge, s'étale ou se fige au rythme oscillant des vagues, des courants, des vents, des tempêtes, symbolisant la folie des passions humaines, de leurs intransigeantes nécessités d'aller au bout de leurs envies, peu importe si cela implique le malheur d'autrui. Ce roman n'est pas écrit, il est surécrit.
C'est presque avec toute la force sauvage de l'animosité qu'Herman Melville plonge dans l'antre de la frontière étroite entre l'obstination et l'aveuglement, entre l'acharnement et la folie. Les courts chapitres avec Achab sentent le souffre, la rage et l'aliénation. Cet homme refusant l'échec ne survit que dans l'espoir fou de vaincre la bête de ses cauchemars : Moby Dick, le cachalot, cette titanesque montagne blanche, blanche mais maudite, d'où ce surnom osé : le Maudit Dick !
A travers cette lecture dantesque, il apparaît qu'Achab n'est pas un homme comme les autres : il jure, il délire, il veille, il discourt avec théâtralité et grandiloquence, il proclame de véhémentes allocutions au ciel, il ne supporte pas d'avoir le pied sur la terre ferme - à quai, il demeure sur son bateau - il se tient éloigné de toute amitié, de toute tendresse, de toute sexualité. En tant qu'homme il n'existe pas ! En vérité, Achab ne serait-il pas la réplique humaine de Moby Dick ? C'est son double, son frère ennemi, sa moitié détestée, son pendant terrestre, son insupportable lui-même séparé par le prégnant miroir de la vie. Ou alors n'est-il qu'un damné qui n'a plus le pouvoir de jouir des choses ? Pire, la moindre beauté lui devient source d'angoisse, expliquant son isolement, son retrait. Moby Dick fait alors figure d'idole provocatrice avec sa blancheur immaculée. De plus, cette force de la nature l'a privé d'une jambe, l'enlaidissant à jamais. Quel plus bel acte de rébellion consistant à tuer, à anéantir cette aveuglante blancheur, au pire, sa propre mort ne peut être que douce libération.
Suivant sa sensibilité, à l'aura de son vécu, inévitablement, chacun y fera une lecture différente. Peut-être était-ce le souhait profond d'Herman Melville : en faire une constellation d'interprétations possibles, rendant l'oeuvre soumise à de perpétuelles réévaluations. Elle devient dès lors immortelle, se mue en classique à deux pas du chef-d'oeuvre !
Cependant, pour être franc, je n'ai pas lu le livre que je voulais lire - comme certainement beaucoup de lecteurs - je souhaitais une intrigue puissante doublée d'un fort relationnel entre les membres de l'équipage, le tout romancé par la belle plume de l'auteur. Que nenni ! Ce n'est que dissertations cétologiques, fines descriptions sur la chasse à la baleine et détails explicatifs sur la navigation au grand large, tout ceci s'étalant sur les trois-quarts du roman Moby Dick, qui lui-même n’apparaît que dans les trois derniers chapitres, il y en a 135 ! Certes, le récit est là, idem pour le charisme fou d'Achab, mais l'ensemble est tellement segmenté par d'interminables et d'incessantes parenthèses, qu'il faut bien se rendre à l'évidence : Herman Melville prend le subterfuge d'une campagne de pêche à la baleine pour réécrire la bible, la muer en histoire américaine, puis étaler copieusement son insondable érudition maritime.
Naturellement, ce récit force l'admiration pour de magnifiques passages dignes des plus grands écrivains, cependant une bonne grosse cuillerée d'épure, une pincée de modestie, une bonne louche de romanesque, sans retirer tout le symbolisme et les allégories chers à l'écrivain, aurait émulsionné l'oeuvre pour en faire un repas littéraire plus digeste. Bon appétit quand même à tous ceux qui se lanceront dans cette aventure que je qualifierais de "gargantuesque" !
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