Grand reporter invétéré et voyageur infatigable, Joseph Kessel développa une vraie passion pour l'Afghanistan, pays qu'il sillonna de nombreuses fois. De là à en faire la toile de fond d'un roman hors du commun, où ses personnages accèdent à une stature épique donc universelle, il n'y a qu'un pas.
Tout débute par un défi équestre très populaire dans la tradition afghane, le bouzkachi : des cavaliers, appelés des tchopendoz, munis d'une cravache au bout ferré s'affrontent violemment sur un parcours ; le but étant de ramasser la dépouille d'un bouc sans tête et de le transporter jusqu'à une cible dessinée au sol, chacun des cavaliers joue pour soi et tous les coups sont permis. Ces hommes à cheval, aux qualités équestres incomparables, sont animés tout à la fois d'une fureur démentielle, d'une violence inouïe et d'une noblesse patente ; risquant leur vie à chaque instant, ils sont considérés comme des Dieux vivants par tous les afghans avides de ces compétitions de sueur et de sang. Parmi eux, il y a Ouroz, fils du grand Toursène : un Maître des écuries d'Osman Bay et ancien champion du bouzkachi. Aveuglé d'orgueil, Ouroz rêve de gloire pour lui-même, mais aussi pour effacer le nom de son père gravé dans les mémoires collectives comme étant le champion des champions. Seulement, le destin lui réserve autre chose... ressemblant à une longue marche au bout de l'enfer. Son palefrenier Mokkhi verra son avenir s'infléchir sous le poids de la haine et la découverte de la femme... Zéré, qui dans une vendetta dangereuse cherche à abolir les stigmates et le déshonneur d'une misère qui remonte à la nuit des temps.
Je ne veux surtout pas vous en dire plus, il faut accepter d'en savoir peu pour mieux s'imprégner de l'oeuvre, car il s'agit bien de cela, de communier avec les mots, de partir sur les chemins poussiéreux et de s'emplir d'espace et d'émotions.
Toute une galerie de portraits défilent sous nos yeux, des hommes et des femmes aux multiples tourments, aux multiples désirs. Il y a les mégalomanes imbus de leur personne, leur arrogance n'ayant d'égal que leur sottise, s'autorisant tout, leur naissance étant synonyme d'intouchabilité. Et puis, il y a les faibles, ceux qui doivent tout supporter, tout endurer, dans une résignation sans limite, tel un fardeau qui ne s’allégera... qu'avec la mort. Entre ces deux mondes antonymes, il y a un homme, un conteur très vieux, avec un corps usé jusqu'à la trame, sans chair ni poids : Guardi Guedj, nommé également L’aïeul de tout le monde, un homme de grande sagesse, il a tout connu, tout vécu, il est la conscience de ce monde, sa parole est d'or, tout le monde le considère et l'écoute avec une extrême vénération. Chacune de ses apparitions illumine le roman d'une lumière de vérité, il est la charnière du roman, celui qui unifie les âmes, les êtres et les peuples égarés dans l'épouvantable tumulte de leur désir, de leur révolte, de leur soumission et insoumission. D'ailleurs, la longueur et la richesse de sa vie pourraient à elles seules suffire à remplir un ouvrage entier.
Dans le roman, comme dans la vie afghane traditionnelle, la place de la femme se voit reléguée dans l'arrière cour de l'arrière cour des cuisines. Officiellement, son existence est simplement niée, reléguée juste à la procréation... et encore. Si elle avait le désir d'assister à une compétition de bouzkachi, cela relèverait d'une peine exemplaire. Joseph Kessel a glissé deux portraits de femmes révélant des êtres bafoués, humiliés, mortifiés dans leur chair, l'une restera servile et obéissante jusqu'à la mort, l'autre, dans un désir fou de vengeance ultime, tentera d'infléchir un sordide destin.
La plume de Joseph Kessel est magistrale, sans esbroufe, sans grandiloquence, elle dissèque avec une infinie précision les émois et les afflictions des protagonistes. Pas de réflexion philosophique pesante, aucun jugement de valeur ne soulignent l'inconduite des uns ou des autres, mais seulement une palette de sentiments humains, si générationnelle et si universelle, qu'elle transcende l’histoire pour la muer en conte à jamais indémodable.
Avec une maestria digne des plus grands, Joseph Kessel orchestre un ballet de la vie hors pair, animant ses protagonistes dans des décors magistraux, faits de steppes interminables, de défilés rocheux étroits, de montagnes aux crêtes en forme de crocs déchirant un ciel où un soleil brûlant aveugle qui le défit ; ce pays de sable et de pierres, de chaleur torride et de froid glacial, de souffrances et de prières, héberge de si beaux chevaux, à l'image de Jehol, à l’intelligence, au caractère et au courage si bien trempés, à la loyauté si incorruptible, qu'il rivalise allègrement avec les autres personnages.
De nombreux passages mériteraient mes éloges, tant leur sensibilité est à fleur de peau, tant la vérité transpire derrière les mots, tant l'affectivité suinte de la parole devenue pure sous le joug du destin. Citons juste Ouros, qui, attendant le sommeil dans un caravansérail de misère, descend un instant de son piédestal et prend conscience d'avoir, pendant tant d'années, fortifié son dédain pour le troupeau de ses semblables ; ou encore lorsque L’aïeul de tout le monde met Toursène en face de ses inhumanités, avec des mots simples il émeut l'un des hommes les plus respectés pour ses innombrables victoires au bouzkachi ; c'est simple, ce roman est une succession de moment d'anthologie.
A la fois roman d'honneur, de sueur et de sang, c'est un fabuleux voyage aux travers des steppes et des montagnes de l'Hindou Kouch, Les cavaliers est une oeuvre remarquable par son souffle épique, par l'humanité de la narration, par sa violence gratuite, par la force intrinsèque de la honte et l’ambiguïté du déshonneur, par l'outrecuidance des uns et l'humilité des autres, par la découverte de peuplades trop souvent dévalorisées, par sa légitime déférence pour les chevaux et pour la très haute qualité de la narration. Impressionnant de justesse et donc totalement inoubliable, Les cavaliers, est un chef-d'oeuvre !
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