Qui est Blanche ? cette enfant de douze ans, également surnommée la môme Chardon pour son esprit rebelle, ou encore Minute à cause de sa taille fluette ? Ne quittant jamais sa petite chemise, flottant à mi-cuisses comme une piètre protection face à l'adversité, elle souffre terriblement d'un père froid, excessif depuis le décès de sa femme. A écouter son fantôme, Blanche serait morte au mois de mai 1361, la veille de la sainte Judith...
La petite fille qu'elle a été et la vieille âme qu'elle est devenue nous racontent deux ans de son histoire, celle de Blanche, à partir du jour, où, vêtue des plus beaux habits qui soient, elle part sous la conduite de son père dans la forêt sans savoir ce qui va lui arriver. Son géniteur a-t-il le dessein sordide de l'offrir au diable afin d'éviter à la peste de revenir emporter l'autre moitié des habitants de la région ?
Ayant déjà écrit un roman historique intitulé Du domaine des murmures, d'une excellente facture, Carole Martinez récidive avec ce non moins magistral nouvel opus.
D'emblée, l'émerveillement vient de l'écriture, de cette plume enchantée ; tout en poésie, en magie, en innocence et en cruauté. Elle nous dessine un Moyen-Âge délectablement onirique, où légendes et mythes se marient pour nous offrir un magnifique récit aux allures de conte. Je n'ose imaginer la débauche de travail pour arriver à un résultat si abouti, si accompli, touchant littéralement et littérairement au chef-d'oeuvre artistique !
La qualité de la forme jouant de concert avec la profondeur du propos, comment ne pas se laisser séduire par cette fillette au tempérament hors du commun, bravant les interdits avec insouciance et fraîcheur et animée d'un fervent désir d'apprendre à lire, ce qui lui est défendu, car, comme tout le monde le sait, ce filou de diable entre dans l'âme des filles qui savent lire !!! Blanche, qui rêve de liberté, de grands espaces et d'avaler le monde, doit broder ou filer toute la sainte journée, cela l'empêchera ainsi de trop réfléchir, car le diable, toujours lui, s'insinue dès que femme est désœuvrée !!! Pour son plus grand malheur, elle parle la nuit, révélant ainsi ses pensées les moins avouables, les plus rebelles... ah encore ce foutu diable !!! En dénonçant cette société médiévale où l'obscurantisme est partout, Carole Martinez nous rappelle que ses aberrations n'ont malheureusement pas disparu avec le temps, elles crèvent l'actualité avec une fréquence insupportable. A quand les Lumières, non point aux cieux, mais dans la tête de tous les hommes et femmes ? Vœu pieux... ah encore cette religion qui englue tout ! D'ailleurs, mine de rien, l'auteure glisse de façon presque subliminale un petit paragraphe sur tous les systèmes de croyance voués à plus ou moins long terme à vieillir puis, inévitablement, coincés dans la barrière du temps, à se muer en mythe.
Avec une douceur toute poétique, Carole Martinez nous dépeint cette belle région portant le délicat nom de Franche-Comté, ce... pays si penché qu'il fallait sans cesse l'étayer pour empêcher qu'il ne s'écroulât. Une terre si inclinée, qu'après un orage, les vignerons devaient la remonter sur leur dos. Ce pays de coteaux est traversé entre autre par la Loue, une rivière aux eaux vertes et lumineuses, mais aux humeurs changeantes : capable de la plus grande bienveillance comme du plus terrible courroux. Outre feuilles, branches et autres rondins de bois, la Loue charrie au fil de son cours une sublime et redoutable légende ancestrale : celle de la Vouivre, une créature serpentine portant sur la tête un diadème orné d'un gros rubis et passant son temps à séduire, puis à dévorer les hommes. En son temps, Marcel Aymé s’était servi de cette légende pour l'un de ses romans. Tout l'art de Carole Martinez est de s'emparer de tous ces éléments naturels et surnaturels, de leur extirper leur substantifique moelle pour les incorporer dans la recette gourmande et sensuelle de son récit, apportant une fantasmagorie bienvenue, servant son histoire par symbolique interposé.
Et que dire du magnifique et touchant personnage de Guillemette, la vieille cuisinière ; une valeureuse mère qui eut quatorze enfants, que des filles, toutes mortes soit de la peste, de noyade, de fièvre, victime d'un loup qui n'était autre qu'un homme, ou de chute. Quatorze fois elle est morte en les voyant mourir. Ces fillettes, si pleine de vie, pourtant il n'en est resté aucune, la toute dernière étant morte de chagrin, elle qui aimait tant jouer avec ses soeurs et vivre dans leur pas, elle a suivi leurs fantômes. Cette même cuisinière qui réussissait le tour de force d'emmagasiner tous les parfums d'une saison dans des pots fermés hermétiquement. L'ouverture de l'un de ces pots équivalait à une explosion de parfums féeriques, l'un des plus merveilleux et inoubliable passage du livre.
Ce conte pour adultes, alliant parcourt initiatique ; condition de la femme ; beauté d'une région ; obscurantisme inouï ; peste apocalyptique et légendes ancestrales, est sublimé par la prose d'une écrivaine pas assez connue et reconnue à mon goût : la talentueuse et remarquable Carole Martinez. Retenez bien ce nom, il est synonyme de grande virtuosité.
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