27 mars 2019


" Le grand coeur "   de Jean-Christophe Rufin   19/20


      En l'an 1456, sur l'île grecque de Chios, un homme de 56 ans rédige ses mémoires. Du long écheveau de son passé, il tire les fils d'un destin hors norme ; lui qui était le fils d'un modeste pelletier est devenu l'homme le plus riche de France, mais tel n'était pas son dessein ; il rêvait juste d'embrasser la liberté, de jouir des beautés du monde méditerranéen et de s'enivrer de l'art et des parfums d'Orient. Son nom est Jacques Coeur. Il est le familier des rois et de papes, dont l'athée Nicolas V. Après avoir flirté avec les sommets de la réussite, il connaît la disgrâce puis la prison, avant de s'évader pour savourer à nouveau sa plus grande amie : liberté. Dans sa vie d'aventurier il tombera en amour deux fois, d'abord pour sa femme nommée Macé, qui mènera sa vie vers une piété profonde, puis pour la célèbre Agnès Sorel, dite la Dame de Beauté, la favorite du roi Charles VII. 

      Grâce à cette biographie élégamment romancée, Jean-Christophe Rufin remet à notre connaissance une époque charnière de l'Histoire de France, celle qui vit s'achever la guerre de cent ans, celle de la suppression de l'ordre féodal avec sa cohorte de seigneurs et les princes songeant plus à leurs intérêts qu'à ceux du pays, celle qui connaît le début d'importants échanges commerciaux avec les pays méditerranéens et ceux d'Orient, enrichissant un pays exsangue. Cette période fructueuse vit également la fin du schisme d'Occident entre deux papes, la chute de Byzance sous les forces ottomanes et enfin le déferlement sur l'hexagone d'une noria d'artistes italiens, notamment des architectes et des peintres. Les balbutiements de la Renaissance prenaient forme. Derrière cette métamorphose française, il y a un roi : Charles VII, qui sut s'entourer d'hommes essentiels, particulièrement de Jacques Coeur. Homme de talent, prodigieux commerçant et grand argentier du roi, il redonna à l'état des ressources inespérées, une armée respectable et un désir de consommation inédit. En effet, Jacques Coeur fait partie de ces hommes qui ont ancré la France dans les avancées de leur époque, spécifiquement en nouant des liens étroits avec l'Orient : ses soieries et ses épices, avec de hauts dignitaires et des grands marchands issus de la péninsule italienne, Florence entre autre, faisant ainsi preuve d'un fort esprit d'initiative, et, il faut bien l'avouer, d'une sacrée réussite... catalysant moult jalousies.

      Le point commun entre l'auteur et Jacques Coeur, c'est leur inaltérable attirance pour l'ailleurs, surtout si ces pays exaltent les cinq sens par leurs couleurs diaprées, leurs parfums sensuels, leurs architectures antiques ou nouvelles, leur langue aux sonorités lascives et leurs mets exotiques. L'un comme l'autre sont constamment en partance, leur vie est un voyage sans lequel le mot "Liberté" n'a plus de sens. D'ailleurs, est-ce ces voyages qui ont donné à Jacques Coeur un tel destin à son insu, ou est-ce sa volonté propre de s'unir à Charles VII pour clore cette stérile et ruineuse guerre de cent ans et lui faire envisager un avenir radieux de paix élaboré autour du monde du commerce : un univers d'échanges de biens, de culture et d'art, plus enrichissant... à tout point de vue.

      Certainement, à l'instar de l'auteur, Jacques Coeur même s'ils se mêlent au pouvoir, n'en restent pas moins lucides sur la versatilité des hommes qui l'exercent. Toute chose, malgré les apparences, reste éphémère, d'où cette distance qu'ils gardent constamment, comme une porte de sortie. L'indépendance et la liberté sont trop belles pour être sacrifiées sur l'autel du pouvoir politique.

      La plume de Jean-Christophe Rufin est admirable de légèreté et de précision, elle s'engouffre dans ce qui aurait pu être un barbant récit historique pour l'aérer, le ventiler, lui donner un souffle narratif épique où le plaisir de lecture n'a d'égal que l'élan vital de la vie de Jacques Coeur.

      Ce merveilleux roman, né d'une documentation abondante et d'un sauvage esprit de liberté, est l'odyssée d'un rêveur humaniste, d'un coureur de chimères, condamnant l'absurdité des croisades et portant aux nues la richesse inestimable des autres cultures. Par la mise en place d'un gigantesque marché entre Occident et Orient, Jacques Coeur initie le commencement du règne de l'argent roi, moment charnière du début du XVème siècle où naît ce qu'il faut bien appeler de nos jours : un consumérisme forcené d'un côté, et une guerre commerciale de l'autre !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire