Par la magie de ce livre le mot " Europe ", si galvaudé ici ou là, reprend son vrai sens, une tangible logique et un beau dessein. Victor Hugo en serait fier, lui qui prônait la construction des Etats-unis d'Europe, pas uniquement une fédération basée sur l'économie, mais surtout sur la reconnaissance de tous les peuples à vivre dans l'harmonie, si riches de leurs différences.
Emmanuel Ruben et son ami Vlad, deux redoutables mordus du vélo, décident de remonter le cours du Danube en bicyclette et en 48 jours. Soit 4000 kilomètres d'une folle odyssée ! Ce défi, outre le côté sportif, se rehausse d'une réflexion sur toutes les migrations qui octroient, depuis la nuit des temps, un ensemencement culturel et régénérateur à l'Europe de l'ouest. L'auteur tisse des ponts, non pas sur le Danube, mais entre la grande Histoire et les peuples, entre la politique et les traditions des différentes régions du gigantesque bassin danubien. Qu'importe le fleuve en lui-même, ce sont les habitants qui nous intéressent, ce sont toutes ces vies minuscules qui s’égrènent sur les rives, toutes ces vies vécues là, sous le soleil implacable de la steppe, où le temps coule à rebours de la marche terrestre.
A contre-courant, ce "livre-fleuve" nous entraîne d'Odessa à Strasbourg, en passant par Bucarest, Vukovar, Budapest, Bratislava, Vienne, etc. Nous pédalons avec l'auteur au travers du confus et versatile delta du Danube, parmi les chaudes steppes ukrainiennes, entre les vestiges de la Roumanie de Ceausescu, sous le cagnard du désertique territoire bulgare, parmi les cimetières de Serbie, jusqu'au barbelés inhumains de la frontière hongroise.
En faisant le choix de parcourir les rives du fleuve à rebrousse-poil, dans le sens des migrations, c'est toute la complexité de l'histoire de l'Europe, depuis l'empire romain, qui se dresse sur le chemin de nos deux cyclistes. Dans l'enchevêtrement des civilisations déchues et dans l'imbroglio d'innombrables peuples, des rencontres fortuites se multiplient, proposant un éventail de vies où il sourd des portraits bouleversants et émouvants. Nous pédalons vers les sources du fleuve et de la nuit, car si nous avons entrepris ce voyage, ce n'est pas pour satisfaire un très vieux désir d'Orient mais pour réécrire l'Europe sur ses frontières, ausculter son coeur détraqué, exorciser ses démons.
Avec ravissement et euphorie, nous suivons les vicissitudes de nos deux forçats de la route, bravant la pluie, le vent, l'orage, la canicule et les redoutables camions, fonçant à tombeau ouvert sur les routes défoncées et rasant de très près nos deux fadas de la petite reine. Une vraie épopée moderne... mais sur deux roues !
De cette aventure cycliste dépaysante, instructive et non dénuée d'humour, il me reste tant et tant d'images en tête, comment en choisir une ? Peut-être celle, sublimée par la plume de l'auteur, où, en plein cagnard du mois de juillet, alors qu'en Ukraine les moissonneuses-batteuses tournent sans interruption, à quelques centaines de kilomètres de là, près du village de Corvin en Roumanie, des hommes et des femmes fauchent le blé à la main. Scène mythologique ou rituel ancestral, les faux sont à l'oeuvre, maniées, tel un métronome, par l'auguste geste des faucheurs ; les lames scintillent au soleil, plus loin, la charrette attend son chargement de gerbes d'or. Comment résister à la beauté de ce spectacle médiéval ? Toute une tradition, toujours d'actualité à l'Est de notre chère Europe.
L'écriture d'Emmanuel Ruben est un bonheur, si riche de nuances, d'allégories et d'humanité, elle transcende le moindre paysage pour le métamorphoser en une littérature féerique et chatoyante digne de ses prédécesseurs écrivains voyageurs. Il n'y a qu'à lire sa description de la synagogue en ruine de Vidin en Bulgarie, des couchers de soleil sur le fleuve, les exemples sont pléthores. Aucun doute, Emmanuel Ruben n'est pas qu'un voyageur scribouillard, c'est un véritable écrivain doublé d'un géographe érudit, dont la narration oscille entre la splendeur et la décadence d'un territoire rabattu par d'incessants vents contraires.
Si vous restez de glace face à ce récit d'arpentage, c'est que l'Europe, son histoire, ses trésors architecturaux et ses meurtrissures endémiques vous indiffèrent. C'est tout ceci qui a dessiné l'Europe d'aujourd'hui, l'ignorer relève d'un esprit obscurantiste, à deux pas d'un nationalisme dangereux et de ce que l'on voit apparaître au coeur de nos démocraties européennes.
Après ce moment de lecture à la fois léger et poignant, où cette parenthèse cyclopédique d'amitié entre les peuples, comment résister à l'envie irrépressible d'enfourcher sa bicyclette et de partir, au gré de son humeur et des vents, sillonner les routes du monde ? Pour voir, visiter, mais surtout... rencontrer l'autre ! L'Europe ne se réduit pas à la fiction communautaire pour laquelle nous élisons tous les cinq ans des députés dont nous n'entendons plus parler jusqu'à la prochaine échéance. Une autre Europe existe, une Europe tissée de rivières et de vies ordinaires, et cette Europe, nous l'avons traversée.
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