14 août 2019


" La huitième vie (pour Brilka) "  de Nino Haratischwili   17/20


      Géorgie 1917, Anastasia, surnommée Stasia, est la fille d'un chocolatier de génie. Animée par un esprit rebelle, du haut de ses 17 ans, elle rêve de liberté en fantasmant une carrière de danseuse étoile à Paris. Cette vision émancipatrice va être sérieusement ébranlée le jour où elle croise la route d'un bel et brillant officier, Simon Iachi, premier lieutenant de la Garde blanche. La révolution d'Octobre se charge de précipiter leur mariage et d'assombrir leur destin.
      Sa soeur Christine, plus raisonnable que son aînée, est d'une époustouflante beauté, au point de voir un funeste et redoutable personnage historique s'intéresser d'un peu trop près à sa personne.

      Allemagne 2006, Niza, l'arrière petite fille d'Anastasia, habite Berlin depuis plusieurs années pour se soustraire au poids d'un passé familial devenu insupportable. Quand Brilka, sa frondeuse nièce de 12 ans, profite d'un voyage à l'Ouest pour disparaître, c'est Niza qui est chargée de la ramener en Géorgie.
      En vérité, Niza, à l'instar de Brilka, est en recherche d'identité. Afin de mieux appréhender, pour mieux l'anesthésier, un passé trop douloureux, Niza va coucher sur le papier l'histoire de la famille Iachi sur six générations au travers de ses souvenirs écartelés sur les barbelés de l'Histoire. Comme une catharsis pour se défaire définitivement des lourds dommages de son vécu familial où sont emberlificotés tant de liens avec l'histoire de la Géorgie. Ses écrits donnent cette saga romanesque et tragique dont elle est la narratrice.

      Autant, du point de vue de la quantité (presque 1000 pages) que de la qualité de la narration, ce pavé de 1,264 kilogramme est nourrissant et généreux ! Avis aux amateurs de fresque historique !

      Nino Haratischwili (contrairement à ce que pourrait laisser entendre son prénom est bien une femme) est une écrivaine qui sait, grâce à une plume alerte et précise, faire vivre toute une galerie de portraits en sachant méticuleusement faire exister chacun d'entre eux. Aucun des protagonistes n'est négligé ou précipité, leur état d'âme, leur psychologie et leur vision politique a le temps d'exister pour en faire des hommes ou des femmes à part entière, faisant naître ainsi une vraie empathie.
      Devant les affres abyssales du destin : la première guerre mondiale, la révolution bolchevique, les purges staliniennes, la seconde guerre mondiale, la lutte d'indépendance de la Géorgie, chaque personnage est mis au pied de l'Histoire, tout comme le lecteur. Doit-on suivre et même accompagner les violents mouvements politiques en cours, pour éviter les vagues scélérates, comme un chien fidèle ? Ou doit-on se rebeller contre un pouvoir totalitaire au risque d'une mort fort probable ? 

      De Moscou à Tbilissi, de Saint-Pétersbourg à Berlin, de Londres à Vienne, c'est à une terrible et époustouflante traversée du XXème siècle que nous exhorte l'auteure, en enchevêtrant continuellement la petite à la grande histoire. Naturellement, on songe aux grands écrivains russes du XIXème, qu'auraient-ils écrit du siècle qui leur a succédé ? Nino Haratischwili, fort inspirée, écrit : La mort s'abattit sur nos paupières, sur notre peau, comme un voile de poussière. Nous en étions tous prisonniers. Je la respirais et la sentais partout. J'allais jusqu'à me demander s'il y avait encore une limite entre la vie et la mort dans notre maison, si nous n'étions pas tous morts nous-mêmes sans le savoir.

      A l'exception de l'antépénultième page, est-ce une sorte de pudeur, est-ce une figure de style, est-ce à cause de leurs origines géorgiennes ou encore une impossibilité à écrire l'indicible ? Toujours est-il que Nino Haratischwili n'écrit jamais le nom des plus infâmes hommes politiques russes, elle leur trouve des surnoms dédaigneux et sarcastiques. Par respect pour elle et pour les millions de victimes, je ne les citerais pas non plus.

      L'auteure convoque avec ce récit, les fantômes de nos rêves non vécus, de ces rêves évanouis dans la nuit de la réalité, de nos vies perdues dans la course du temps, de nos fantasmes ou passions débridés à jamais bridés et condamnés à nous harceler plus ou moins, jusqu'à notre tout dernier jour.

      Des pages déchirantes sont écrites sur l'exil. L'exil forcé, certes, il permet de rester en vie, mais au prix de tant de souffrances psychologiques parfois insurmontables. Puis l'exil volontaire, celui qui libère le coeur et l'esprit, celui qui fait naître un autre soi... ailleurs. Cependant, avançant en âge, des images remontent à la surface, toute une panoplie de sentiments émergent à la conscience et finissent toujours par laisser un goût amer, comme une nostalgie, si ce n'est plus.

      Tout le long du roman, revient, comme un leitmotiv gourmand, la plus exquise recette de chocolat chaud inventée par le père de Stasia, l’aïeul chocolatier. Son parfum est tellement envoûtant que l'on se damnerait pour y goûter encore et encore. A tel point que l'on s'interroge : ne serait-ce pas une boisson initiée par le diable ? Un sortilège ? Ce qui expliquerait bien des choses !?!

      Contrairement à une idée reçue, souvent pertinente (je suis bien placé pour en parler) et bien que ce roman soit d'une longueur provocatrice, il serait difficile de l'élaguer sans provoquer une rupture du récit. En effet, rien n'est superflu, tout a sa place, tout est utile, seulement faire courir une histoire sur un siècle si dramatique cela demande un peu de place.

      La huitième vie est une saga séculaire, où la folie rôde, où les esprits s'enflamment, où l'histoire se met à tordre le destin des protagonistes et où chaque génération va devoir supporter, à son tour, les erreurs et les choix de leurs parents et aïeux.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire