Autour des années 2000, Armanoush Tchakhmakhchian est une jeune fille perturbée, elle oscille entre ses origines arméniennes et américaines. Un beau jour, et dans le plus grand secret, elle s'envole pour Istanbul afin de mieux connaître la partie turco/arménienne de sa branche paternelle. De sa rencontre avec Asya et de ses quatre tantes naîtra une amitié réciproque. Cependant, en évoquant le passé, inévitablement des révélations se font jour, déchirant un tissu de non-dits sur deux histoires étroitement soudées par le destin : l'une familiale et l'autre issue de la tragédie du peuple arménien.
Les traumatismes et les déchirures de l'histoire de la Turquie sont si profonds et si dramatiques, qu'ils laissent un terreau très fertile pour qu'une littérature digne de ce nom puisse y prospérer avec intelligence, du moins est-ce le cas pour Elif Shafak. Elle nous donne à lire une Istanbul moderne, écartelée entre passé et avenir, un pied de chaque côté du Bosphore, l'un souhaitant suivre une Europe progressiste où prime l'idée de liberté, et l'autre restant fidèle aux traditions d'un Orient de légende. Comme le dit si bien Amin Maalouf dans la préface, inspiré du célèbre livre de Pessao : Elif Shafak écrit, et de belle manière, sur l'intranquillité.
Assurément, le monde de l'écrivaine est celui des femmes, des femmes qui tissent le lien familial, des femmes qui soignent les plaies, des femmes éternelles. Toutes portent le deuil d'un père, d'un époux ou d'un fils. De fait, les hommes ne sont que de passage, leur présence est furtive, telles des ombres : décédant trop vite pour laisser une trace indélébile, ils n'existent que par leurs souvenirs.
Elif Shafak met en scène une famille de chaque origine, l'une turque, vivant à Istanbul sous le toit d'une grande maison ottomane : un konak ; et l'autre arménienne, vivant en diaspora en Amérique. Entre ces deux communauté, Elif Shafak ouvre les débats qui fâchent. Elle argumente intelligemment entre une Turquie qui a aboli son passé pour mieux se tourner vers l'avenir et une Arménie qui vit éternellement avec à l'esprit le génocide qu'elle a subi sous l'autorité ottomane. Elif sait unir, pacifier et réconcilier grâce à l’intelligence d'une catharsis patente. Autre confrontation avec un Istanbul où se côtoient les têtes voilées et les jupes très courtes, les jambes couvertes et les bras tatoués, l'islam rigoureux et le nihilisme par bravade. Avec une rare clairvoyance, Elif confronte les esprits et les consciences à un monde cosmopolite, tels que l'étaient tant de villes du Proche-Orient avant l’arrivée d'un intégrisme pur et dur.
Néanmoins, j'ai deux petits bémols qui m'ont gêné : primo, raconter l'histoire de deux familles sur quatre générations, cela induit un nombre très important de protagonistes, et je m'y suis parfois noyé ; secundo, multiplier les flash-back entrelaçant personnages et histoires m'ont obligé à quelques marches arrières dans ma lecture.
La bâtarde d'Istanbul est un roman universel à l'inspiration pacificatrice qui cherche à souligner les différences pour mieux les absorber, les dissoudre dans le temps, avec, en dessein, une rédemption puis une acceptation de l'autre et de ses richesses culturelles.
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