" Le choix de Sophie " de William Styron 20/20
Au cours de ma lointaine jeunesse, j'ai été intensément affecté par le visionnage d'un film réalisé par Alan J. Pakula : Le choix de Sophie. Aujourd'hui, ayant toujours à l'esprit des réminiscences de certaines images du film, je me suis lancé, quelque peu hésitant de peur d'être affreusement déçu, dans la lecture du roman original. D'emblée, dès l'envolée des premières phrases, une douce musicalité littéraire est venue caresser mon esprit. D'ailleurs, tout le long de la lecture, la grande musique sert de fil rouge et de balise, telle une bouée à laquelle les protagonistes peuvent se raccrocher pour ne pas sombrer dans les abysses noires de l'âme humaine.
Ah, que n'ai-je point lu ce chef d'oeuvre avant ? Cependant, peut-être faut-il attendre un âge certain pour mieux apprécier toutes les subtilités, les nuances et les souffrances d'un texte aussi riche.
En effet, dans le sillon du vignoble littéraire mondial, goûter un cru d'une telle qualité est équivalent à s'enivrer d'un grand vin lettré. De surcroît, le niveau d'écriture se maintient sur une longueur époustouflante de plus de 900 pages ! Pourtant, aucun risque de voir le temps passer quand l'intelligence du texte captive toute l'attention du lecteur.
Dans la capricieuse mémoire de ce même lecteur, après de longues années d'une vie pleine de livres, le souvenir de Sophie demeurera indélébile ; cette jeune polonaise, si douce, si triste, si belle... et si effroyablement éprouvée par la vie, ayant connu les indicibles géhennes de Varsovie et d’Auschwitz. Voilà le terrible nom est lâché, Sophie, née à Cracovie de parents catholiques, puis mariée dans cette même ville de Pologne, voit sa vie piétinée par l’antisémitisme nazi. Après un chemin de croix épouvantable de larmes et de sang, elle connaîtra une libération inespérée, puis une immigration à New-York en 1947. Seulement, comment se reconstruire quand il ne reste plus que des ruines de sa vie d’antan ? Comment un corps si faible pourra-t-il s'adapter à la civilisation consumériste de l’après-guerre ? Comment mettre un terme à cette source intarissable de larmes qui surgissent à la moindre émotion ? Comment peut-on simplement vivre après une telle apocalypse génocidaire ? Un lendemain à l'holocauste est-il rationnellement envisageable pour ceux qui y ont survécu ?
Vouloir écrire sur le mal absolu relève d'un grand courage ou d'une inconscience d'aliéné. Pour se faire, William Styron choisit le flash-back avec l'angle décalé d'une mémoire meurtrie qui débute par beaucoup d'omissions et de mensonges, puis, peu à peu, avec la force tranquille de la patience et de la confiance d'autrui, le brouillard se dissipe lentement pour découvrir les contours d'une fraction de l'abominable vérité. Il faudra faire encore preuve d'affectueuses persévérances pour atteindre enfin l'apogée de l'ineffable douleur de Sophie. Sophie, ce personnage pétri de culpabilité, qui ne pourra trouver son salut que dans un impossible oubli, dans la danse hystérique de l'amour, dans les brouillardeuses vapeurs d'alcool ou tout simplement... dans la mort !
A Brooklyn, autour de Sophie gravitent deux protagonistes essentiels : Nathan, l'amoureux fou de Sophie, un as de la recherche biologique, féru dans tant de domaines et dont l’exubérance érudite n'a d'égale que ses crises de démence ; puis Stingo, le narrateur de l'histoire, un jeune homme venu du Sud, qui, perdu dans ses velléités d'écriture, rêve de devenir un écrivain remarqué et remarquable.
A travers le parcours d'une polonaise rescapée des camps de la mort et du passé esclavagiste du Sud des Etats-Unis, l'auteur, dans une éloquence allégorique du mal absolu, fait une analogie entre l'horreur nazie et l'abjection du ségrégationniste américain. Cette omniprésence symbolique du mal n'est-elle point au final un penchant dangereux de tout homme, de tout individu, peu importe sa nationalité, plus qu'une tare nichée au coeur de telle ou telle nation ?
Par le truchement de ses personnages, William Styron nous remet en mémoire ces années révolues... quoique, où en 1947 aux Etats-Unis, et dans beaucoup de pays catholiques, le bastion de la bienséance chrétienne est plus que jamais empêtré dans ses interdits et ses frustrations. Les épieux acérés du libertinage assaillent beaucoup de consciences, mais la catholique Amérique veille, d'autres mœurs devront encore patienter avant qu'un balbutiement de libération sexuelle puisse voir le jour. Mais ceci est une autre histoire...
Par la puissance intrinsèque de ce roman abrasif, William Styron pose son doigt sur cette maudite condition humaine et la folie des hommes. Dans un feu nourri de questions, il interroge la vie. Cette chienne de vie, comment peut-elle être la fois une folle félicité et un piège ignoble ? Dans ce contexte corrosif, Dieu est mis en accusation : Comment Dieu pourrait-il exister dans un monde où Auschwitz existe ?
Par son style ample et exigeant, par la fine analyse psychologique des personnages, par la construction intelligente de ses phrases, par son approche éclairée de la judéité, par ses propos folkloriques et désappointés sur la sexualité, et par sa manière éthérée de prendre son temps pour décortiquer une situation précise, cette oeuvre dramatique et adroitement élaborée de William Styron est à mettre en perspective de la plume et du talent d'un certain Philip Roth, rien que cela. En effet, ces deux écrivains ont tant de points communs que leur oeuvre semble issue de la même plume.
Le choix de Sophie est un roman magistral et monumental, tenu d'une main de maître, il parcourt tout le spectre des émotions humaines de la plus terrible à la plus merveilleuse, avec toujours en filigrane : la beauté de la musique classique, comme seule alternative à la folie. Une oeuvre inoubliable.