24 juin 2022


 " La vie rêvée d'Ernesto G. "  de Jean-Michel Guenassia   16/20


      De Prague en 1910, en passant par Paris puis Alger, avant un retour à Prague, pour courir jusqu'en 2010, voici l'itinéraire d'une vie de centenaire, celle de Joseph Kaplan, un médecin et brillant chercheur en biologie, de père en fils. De sa naissance en Bohème, belle mais exiguë, de la capitale française et ses guinguettes où s'affichaient de charmantes jeunes filles dansant divinement le tango, de l'exil dans le djebel pour fuir la traque nazie, en passant par Alger la blanche avec sa peste, puis un retour au pays avec les débuts d'une désillusion du communisme, voici la vie d'un homme contraint par la force intrinsèque de l'Histoire.

      Fidèle à ses sujets de prédilection, et doué d'un vrai sens de l'épopée, Jean-Michel Guenassia nous emporte dans les soubresauts de l'Histoire en marche. Celle qui broie les hommes et les femmes sous ses semelles sévèrement cloutées. Celle qui métamorphe le simple individu en salopard ou en héros. Celle qui détruit des nations et exacerbe la folie de ces mêmes hommes, pauvres marionnettes aux yeux de forces machiavéliques. Roman aussi sur l'inévitable désillusion de ses convictions politiques, ses fameuses terres promises hautement fertiles qui se révèlent, sous la loupe du réalisme, stériles quand ce n'est pas mortifère. Une belle réflexion sur la lutte contre les forces d'oppressions, s'estompant pour laisser place à d'autres formes d'oppressions, plus dévastatrices encore à la vue des espérances et des enthousiasmes que l'on y a mis.

      Nul doute que l'auteur insuffle à son récit une puissance narrative, un élan vital, une énergie désespérée. Il y brasse de belles amitiés parfois trahies, de beaux amours toujours ballottés, puis écrasés par le pragmatisme de la vie, et de formidables retrouvailles, d'autant plus belles qu'inespérées.

      Un autre intérêt de ce livre est la description de la vie derrière le rideau de fer. Une vie où tenir sa langue est le meilleur conseil qui soit tant les forces coercitives font régner une répression féroce sous l'œil inextinguible de Moscou. Arrestations, interrogatoires et tortures sont le lot quotidien de toutes personnes débordant des clous, même légèrement.

      Dans une sorte d'uchronie romantique, Jean-Michel Guenassia propose son interprétation du séjour qu'Ernesto Guevara a effectué à Prague, quelques mois avant son assassinat. On y voit un homme épuisé, revenu de tout, qui se demande si on peut réellement changer le monde avec un fusil. Ceci se met naturellement en parallèle avec la vie d'un simple quidam, tentant de changer le monde au quotidien en tant que médecin et chercheur en biologie, puis en s'investissant dans la politique avec en ligne de mire : une société plus juste. Qui des deux, d'Ernesto Guevara ou de Joseph Kaplan, est le véritable héros ?

      A noter que l'auteur a glissé, comme un clin d'œil affectueux, une allusion à son premier roman : Le club des incorrigibles optimistes. Telle une invitation à le lire ou à le relire pour les plus fidèles. Par contre, le titre du livre reflète très peu le contenu réel, comme si c'était un effet d'annonce de publicitaires qui ont le temps pour tout sauf de lire des livres ! Une pensée pour ceux qui détestent le tango : le talentueux Carlos Gardel revient tel un leitmotiv qui permet souvent à Joseph Kaplan de supporter les affres de la vie.

      Voici le cheminement d'un homme, avide d'améliorer la condition humaine, mais qui doit lutter constamment contre le déséquilibre de nations qui se cherchent et finissent par se perdre. Le mythe de Sisyphe n'est pas loin.


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