19 sept. 2022


 " Les bienveillantes "   de Jonathan Littell   16/20

      Lire ce roman, n'a rien d'anodin, cela s'identifie à une volonté singulière de poser les yeux sur l'indicible, sur ce que l'Homme à de plus ignominieux. 

      Le narrateur s'appelle Max Aue, il est officier SS, docteur en droit, responsable de l'organisation de l'extermination des juifs d'Europe de l'Est. Cet homme, pourtant intelligent et très cultivé, fait partie des rouages d'un système abject, d'un système que le monde n'a jamais connu depuis qu'il existe.

      Même si l'auteur décrit peu le fonctionnement de la psychologie de Max Aue, une partie non négligeable du roman est consacrée à son attirance irrépressible pour sa sœur, ainsi que... pour les hommes. Malgré ses 900 pages écrites en sept chapitres portant chacun le nom d'une danse allemande, Max Aue reste flou, ses motivations propres ne sont jamais expliquées, les raisons de ses agissements non plus. Peut-être, tel un fétu de paille, comme tant d'autres, est-il balloté par le vent violent et inflexible de l'Histoire. De toute manière, il trouve toujours un homme providentiel, son ami Thomas en outre, pour le sortir de situations très critiques. Comme une bienveillante qui veille sur lui, à l'instar de celles de la mythologie, d'où certainement le titre du roman, atypique par rapport au sujet. Ainsi Le docteur Aue connaîtra les massacres de Kiev, de Jitomir, avant de se retrouver dans l'enfer de Stalingrad, puis à Auschwitz, et enfin au cœur des dernières heures de Berlin, jusque dans le bunker d'Hitler, pour une décoration ultime, où là encore une réaction des plus inappropriée lui fera prendre un nouveau risque mortel.

      Nul doute que ce pavé a dû nécessité une somme colossale de travail de recherche, tant l'atmosphère qui s'en dégage semble réelle. Bien que l'ayant déjà lu lors de sa parution en 2006, Goncourt oblige, ce roman est d'une telle force, où une telle attirance néfaste, que je m'y suis replongé lors de l'attaque de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022, tant j'observe des similitudes entre le passé et le présent, à la manière d'un refrain mortifère que l'humanité chanterait périodiquement malgré elle.

      Il faut être armé (sans jeu de mots) pour se lancer dans cette lecture, tant le récit est d'une froideur glaciale, tant les épisodes contés culminent en déshumanisation, tant les dialogues peuvent traîner en longueur, tant les obsessions du Dr. Aue reviennent sans cesse, tant ce même Aue reste bien impénétrable et ses rêves le sont encore plus. Cependant, entre les lignes se dessine une âme perdue, errante, quelque part révoltée et vouée aux gémonies d'une époque effroyable.

      Néanmoins, le personnage de Max Aue nous met en face de nos responsabilités d'homme. Qu'aurions-nous fait à sa place ? Tout est là, aussi simplement que cela. Quand la folie est collective, quand le monde s'embrase, quand la désobéissance est synonyme de mort, qu'auriez-vous fait à sa place ? La question dérange, met terriblement mal à l'aise, elle est là pour çà. Il est si facile de fanfaronner quand on ne risque rien, mais quand l'Histoire vous pose un fusil sur la nuque qui fait le malin ?

      Parmi les protagonistes, l'un d'eux a attiré mon attention, il s'agit du Dr. Voss, un lieutenant, spécialiste en linguistique, un homme affable, qui démonte toute l'idéologie nazie portant sur les juifs. Ainsi, au cœur même de l'armée du Reich, certains n'étaient pas dupes. L'extermination de masse des juifs repose sur une haine fabriquée de toute part, depuis la nuit des temps (an 38 à Alexandrie, premier pogrom connu) et colportée par la bêtise, la cupidité, la jalousie et le rejet de la différence. L'une des raisons pour laquelle Hitler a perdu la guerre repose en partie sur le fait qu'elle manquait terriblement de main d'oeuvre dans les usines d'armement. En exterminant ou en refusant de nourrir convenablement les juifs, les tsiganes, les polonais, les homosexuels, les opposants politiques, l'Allemagne nazie s'est privé d'une force de travail indispensable. 

      Dans un dialogue fort intéressant entre les Dr. Aue et un commissaire politique bolchévique, Jonathan Littell compare point par point l'idéologie des deux pays. Ainsi les deux systèmes ont beaucoup de points communs, ils récusent le capitalisme, l'égoïsme et l'individualisme. L'Homme n'existe pas pour lui-même mais pour la nation. L'individu est nié, l'état est loué. Par contre, quelque part le bolchévisme est supérieur au national-socialisme parce qu'il veut le bien de toute l'humanité, alors qu'Hitler ne veut le bien que des allemands. Ensuite l'auteur met, de façon troublante, en perspective le nazisme et le colonialisme avec notamment les exterminations belges au Congo et sa politique systématique de mutilation, sans oublier les américains en recherche eux aussi d'un espace vital au XIXème, les anglais en Inde, les français en Afrique du Nord, etc, la liste est sans fin, tant l'Histoire du monde est sanguinolente d'un bout à l'autre.

      Avec son très documenté roman, Jonathan Littell nous donne à voir toute l'ambiguïté du comportement humain en tant de guerre, quand la conscience et le devoir s'opposent, puis se compliquent de sentiments personnels et de nuances conjecturales et philosophiques. Le résultat est une oeuvre qui regarde la tragédie en face. Ce ne sera pas indolore, ce sera toujours cruel, mais l'Homme est ainsi, depuis l'Antiquité jusqu'à la nuit des temps. Bon courage et bonne lecture !

 

6 sept. 2022

 


HAÏKU   Partie CLXVII


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de l'encre sur les doigts

le bureau de bois ciré

- souvenirs d'autrefois



petit bonhomme

émotion de septembre

première maîtresse



sur les bancs de bois

le silence des enfants

heure de la dictée



veille de rentrée

la cour de récré

en mode silence



jour de rentrée

 les joues des maternelles

un peu humides


2 sept. 2022


" La vengeance du pardon " de Eric-Emmanuel Schmitt   18/20


      Quel titre étrange ! On est en plein oxymore. Il n'est pas facile à comprendre immédiatement. Il révèle un malaise, une inquiétude sournoise, une singulière angoisse. Il y a de l'intranquillité derrière ces mots. Il y a des maux derrière ces mots. Dès lors, par indisposition, il y a nécessité à aller y jeter un œil, puis les deux, puis de dévorer ce livre car il contient une force intrinsèque irrésistible, indomptable. De puissantes émotions sont au rendez-vous ; de celles qui laissent des traces, et pour longtemps.

      Ce recueil, de quatre nouvelles bouleversantes, tournent autour de la notion de pardon, cet acte généreux qui vient du cœur pour aller droit au cœur. Le pardon d'Eric Emmanuel est inouï, il bouscule les barrières de la raison pour tout dévaster, tout transcender. Ce pardon tutoie de tels sommets, qu'il devient adorablement dangereux pour les esprits alambiqués et prétentieux, il brûle par la simplicité de son amour toute personne outrecuidante. Par ricochet, ce pardon suscite beaucoup de questions, au point de ne surtout pas laisser tranquille tout lecteur et lectrice prêts à explorer la palette des émotions humaines.

      Par souci de ne rien divulgâcher, vous ne connaîtrez pas sous mes lignes le sujet des nouvelles, sachez juste que chacune renvoie à des sujets d'actualité plus où moins lointains, mais toujours tragiques, néanmoins, dans le bon sens du terme, s'il peut y en avoir un.

      Même si la lecture est facile, la plume est appliquée, une application où se camoufle adroitement un faux simplisme. Le texte progresse tel un fleuve tranquille alors que le fond révèle une tempête d'une rare violence. Ce paradoxe donne peut-être encore plus d'intensité au roman, qui n'est pas à un oxymore ou à une opposition de plus.

      Bien loin d'être une lecture sage, ces nouvelles sont là pour remuer nos consciences de parvenus, parvenus à quoi au juste ?