" Pastorale américaine " 16/20 de Philip Roth
Après trente six ans, Monsieur Zuckerman, un écrivain notoire, retrouve Seymour Levov dit " Le Suédois ": l'athlète vedette de son lycée de Newark. Toujours aussi splendide, Levov l'invincible, le généreux, l'idole des années de guerre, le petit-fils d'immigrés juifs est devenu un Américain plus vrai que nature.
Le Suédois a réussi sa vie : en faisant prospérer la ganterie paternelle, puis en épousant la très irlandaise Miss New Jersey 1949. Il demeure désormais loin du vacarme de la ville, dans une vieille maison de pierre, entourée d'un cadre très bucolique, où poussent des érables centenaires, une vraie pastorale américaine.
La photo semble des plus belles, cependant, elle est dramatiquement incomplète. Hors champ, il y a Merry, la fille rebelle, qui sera le grain de sable de cette si douce harmonie. Nous sommes dans les années 1960, et le spectre d'une jeune Amérique en effervescence se profile à l'horizon, celle qui dénoncera entre autre la boucherie vietnamienne.
Où comment édifier avec application une structure familiale sans défaut, respectable, puis constater avec horreur qu'une brèche non résorbable vient de scier ces fondations, tellement pensées indestructibles.
Philip Roth nous propose ici une grande et profonde symphonie sur le rêve américain d'une famille d'origine juive d’Europe de l'Est, qui pense avoir réussi parfaitement son intégration. En effet, en trois générations, ils ont réussi à créer une entreprise de confection de gants de luxe plutôt florissante, en mettant en avant les valeurs chères de la société américaine, que sont : le travail, la persévérance et le libéralisme.
Seymour Levov, surnommé " Le Suédois", le dernier à reprendre l'affaire familiale, aura su au lycée marquer de son empreinte mythique le monde sportif, notamment au basket, au base-ball et au football. Puis il s'engagera dans les Marines avant la fin de la guerre, et enfin épousera Miss New Jersey, issue de la communauté irlandaise catholique, prouvant une fois de plus à la société, son envie d'assimilation totale.
C'est le bégaiement de la seule enfant du couple : Merry, une fille alerte et intelligente, qui marquera la première fissure de la structure. Puis avec l'adolescence, malgré un traitement de sa dyslexie, l'attitude de Merry se modifiera en devenant de plus en plus agressive, contestataire et rebelle. La guerre du Vietnam lui donnera le prétexte idéal pour déclamer avec force, une voix discordance dans l'harmonie familiale. Dès lors pour elle, être américaine, c'est haïr l'Amérique. Pour ses parents, c'est un mur d'incompréhension, ils la prennent pour une gamine exaltée, une adolescente aux idées confuses, comment leur propre enfant peut-elle s'aveugler au point de vouer aux gémonies le système qui a donné toutes les chances de succès à sa famille ? Comment peut-elle traîner dans la fange ses "capitalistes" de parents, comme si leur fortune avait été le produit d'autre chose que trois générations courageuses, tenaces et appliquées ?
Philip Roth dissèque avec minutie cette tragédie amère, sans prendre parti, mais en multipliant les questions de fond, celles qui font mal. Il n'aura de cesse d'explorer les moindres recoins de l'âme des protagonistes, que se soit avant le drame ou après, avec une justesse et une puissance qui font les grands romans.
Quiconque agit selon sa conscience, quand aucune règle de moral n'est bafouée, pense être dans le vrai, dans le juste. Pourtant la vie n'est pas si simple, en avançant, même dans les clous, on gêne l'autre, on lui fait de l'ombre, pire, on l'humilie. L'échelle des valeurs est si aléatoire, si dérisoire, si fallacieuse.
C'est une remise en question totale du modèle américain, mais ces fondamentaux peuvent s'appliquer à tout le monde sans exception.
On ne ressort pas indemne de cette oeuvre, et on ne peut s'empêcher de se poser la question essentielle : " Suis-je responsable de l'attitude et des actions de mes enfants ? "
Nul doute que l'écriture de ce livre a dû accaparer toute la force de l'auteur, ici au sommet de son art, tant le propos est dense, lourd et abondant. Sa lecture en est parfois rendue ardue, tellement les flash-back et les opinions se bousculent, mais il en ressort une facette peu glorieuse de la condition humaine.
Qu'attend le jury des Nobel, pour lui attribuer celui de littérature ?