3 juil. 2015



" Mille femmes blanches " de Jim Fergus  14/20


Au mois de septembre 1874, le chef cheyenne Little Wolf, accompagné d'une délégation d'hommes de sa tribu, traversa les terres américaines jusqu'à Washington, dans l'intention de rencontrer le président Ulysses S. Grant. Celui-ci le reçut le 18 du mois courant, et se vit proposer un marché pour le moins stupéfiant et totalement atypique, celui d'échanger mille femmes blanches contre mille chevaux, dans le dessein de les marier avec autant de ses guerriers, afin de grossir ses effectifs décimés par des guerres intestines et des accrochages sanglants avec l'armée américaine. 

Après mûre réflexion Grant accepta, car il vit dans cette expérience, pour le moins démentielle, l'occasion de favoriser une future intégration de toute la population indienne parmi le peuple blanc, celui-ci étant dès lors omniprésent sur la majorité du territoire américain. De toute façon l'intégration était devenue inévitable à plus ou moins long terme, d'une part à cause de la raréfaction des bisons, chassés de manière incontrôlée par les blancs, et d'autre part, par la réduction significative des espaces de vie des tribus indiennes, inhérent à la volonté inflexible des blancs d'étendre à l'infini leur territoire.

Cependant, où trouver mille femmes volontaires ? La réponse fusa parmi ses conseillers : " Dans les asiles d'aliénés et les prisons ! " Personne ne contesta l'ignominie de considérer "une femme" comme une marchandise échangeable ! Le premier transfert arriva en territoire cheyenne, début mars 1875.

Partant de cette vérité historique Jim Fergus, par le truchement des carnets intimes de l'une de ces femmes blanches nommée May Dodd, n'a plus qu'à dérouler le fil des péripéties que vivra May, ainsi que d'une poignée d'autres aventurières malgré elles.

Beau et dramatique prétexte pour nous narrer avec une optique originale, l'effroyable drame que vécurent les différentes tribus indiennes, juste avant leur exode forcé, vers des espaces délimités appelés "réserves". Il faut noter que l'un des éléments qui déclencha, l'exode final des populations indiennes, fut cette très inéluctable ruée vers l'or, cause de tant de malheurs. Cependant c'est une dénonciation froide de toute la politique américaine du XIXème siècle vis à vis des tribus indiennes, considérées alors comme des indigènes et donc de véritables sauvages, qui aboutira au quasi génocide du peuple indien, assassiné par l'homme dit "civilisé", un comble !

Il faut reconnaître que le portrait de May Dodd est d'une dramaturgie révoltante. Parce qu'elle est issue d'une famille appartenant à la grande bourgeoisie, parce qu'elle refuse de suivre les directives de ses parents, en quittant le cocon familial pour vivre sans être mariée avec un simple contre-maître d'usine bossant pour son père, parce qu'elle aura deux enfants de cet homme nommé Harry Ames : ses parents la feront simplement et définitivement interner pour perversion morale et débauche sexuelle. On a tous les pouvoirs quand on est très riche ! Naturellement, les internats psychiatriques de l'époque, sont tout sauf une sinécure. 

Déroulés de manière concomitante, tous ces portraits de femmes en errance d'autre chose, de valorisation, de liberté, sont magnifiques de crédibilité, d'énergie vibratoire, dans cette époque où la condition féminine restait encore à inventer, car elles ne sont bien souvent que des ombres dociles auprès de leurs maris tout-puissants. Ces aventurières du désespoir étaient prêtes à braver mille dangers pour quitter leur peu enviable sort d'enfermement. Une motion particulière pour l'admirable et magnifique personnage de Phemie, cette jeune noire issue de l'esclavage, qui telle une bête enragée, n’existera plus désormais qu'en rebelle, écœurée par tous les sermons hypocrites de tous les donneurs d'ordre de la terre.

Après un temps d'adaptation, ces femmes confrontées au choc des cultures sauront grandir, et se révéler en se métamorphosant au sein de la tribu cheyenne, pour finir par apprécier, avec quelques nuances, cette sauvage et basique manière de vivre en harmonie totale avec la nature. Une leçon de vie, de courage, d'abnégation, et d'ouverture vers autrui.

Chaque cheyenne porte un nom choisi en fonction de son apparence, de ses actions, de ses maladresses ou de son environnement propre, et cela apporte une note d'humour fort salvatrice. Cela donne des noms très originaux : Celle qui avance contre le vent, Chaire puante, Nuage rouge, Celle qui a besoin d'une manucure, Loup jaune, Celle qui peint les oiseaux, Celle qui tombe dans le feu, Pas de cervelle, etc... Leur imagination, certes terre à terre, n'avait pas de limite !

Que Jim Fergus soit remercié de n'avoir pas opéré une division simpliste entre les bons indiens d'un côté, et les méchants hommes blancs civilisés de l'autre. Mêmes nuances frappées de justesse dans les propos tenus par les représentants de Dieu. L'auteur nous ouvre magistralement les yeux sur le fait que la stupidité, la convoitise, l'avidité, l’ostracisme est partout, personne n'en est épargné, aucune communauté n'est protégée de ses tares malsaines, qui inexorablement, finiront par jeter une telle discorde, que malgré toute la bonne volonté des hommes de probité, rien ne pourra éviter le terrifiant drame final. Oui, il ne faut pas se leurrer, la vie de l'homme, n'est qu'une suite plus ou moins rapprochées de tragédies.

Quelques réflexions sur l'homme, non plus face à lui même mais face à la nature, comme prendre le temps de vivre, de penser, de s'inspirer du rythme de la nature et de partager des choses simples, forcément naturelle, ont une résonance folle sur nos vies actuelles, bâties sur une économie de plus en plus chancelante, et des besoins si artificiels et si vaniteux.

Néanmoins, cette lecture aussi intéressante qu'elle soit, se trouve alourdit par une longueur excessive de certaines scènes, qui plombent l'élan fragile de lecture, certains me balanceront que cela correspond au rythme lent de la nature. Peut-être ! Mais quand même...

Jim Fergus utilise cette facette du génocide indien pour éclairer le passé, afin de nous faire mûrir et s'assagir. Voilà le louable et sain discours de ce roman, qui comme une borne de l'histoire, restera à n'en pas douter bien longtemps, dans notre mémoire de lecteurs.

A noter que le point de départ historique du roman est contesté par certaines personnes. Car si réellement Little Wolf a rencontré le président Grant, on ne connaît pas la teneur exacte des propos échangés. Néanmoins, en dehors de toute polémique, ce roman mérite un détour certain.



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