En juin 1933, le président Franklin D. Roosevelt sollicita fortement William E.Dodd pour qu'il accepte d'être le nouvel ambassadeur américain à Berlin. Après une longue réflexion, même s'il n'est pas diplomate de métier, Dodd accepta.
Cet homme qui va passer quatre ans et demi à Berlin, était le directeur du département universitaire de Chicago. Dans sa jeunesse, Dodd étudia plusieurs années en Allemagne, c'est un véritable coup de coeur qu'il eut pour ce pays. Et puis, il parle toujours admirablement la langue de Goethe, alors cette madeleine de Proust qu'on lui agite sous le nez ne peut que le séduire, trop d'excellents souvenirs y sont rattachés. Seulement, le pays a bien changé... comme le judicieux titre l'indique.
Le jeudi 13 juillet 1933, Dodd débarque en Allemagne, accompagné de sa femme Martha, de son fils Bill 28 ans, et de sa fille qui s'appelle également Martha, âgée de 24 ans, qui succombera vite aux charmes du nazisme, et en particulier à ceux de Rudolf Diels, chef de la Gestapo (un homme qui finira par se racheter une conscience), avant de tomber dans les bras de Boris, un espion de l'ambassade soviétique. D'ailleurs, la vie de Martha est tellement agitée, quelle mériterait une biographie à part.
Au fil des semaines, puis des mois, devant la vraie nature du nouveau régime allemand, les yeux de la famille Dodd se dessilleront. Dodd comprendra vite les pressions illicites que la communauté juive subie, le rôle des SA (chemises brunes) qui font régner la terreur dans les rues de Berlin (tout passant ne les saluant pas était copieusement tabassé), et le véritable but d’Hitler, prônant un fallacieux désir de paix, uniquement en vue de gagner du temps, afin de permettre à l'Allemagne un réarmement total. Demander la paix pour préparer la guerre ! Avec Hitler, tout est spécieux. Dodd acquit vite une aversion abyssale pour cette immonde personnage et ses subalternes, ainsi qu'un profond chagrin pour l'Allemagne perdue de sa jeunesse.
Dodd tentera à de nombreuses reprises d'expliquer la situation critique de l'Allemagne en alertant le département d'état américain. Malheureusement en vain. Celui-ci ne sera obnubilé que par le remboursement de la dette allemande, en se gardant bien de fâcher son débiteur. Officiellement, tout devait être fait pour conserver de bonnes relations avec le gouvernement fasciste allemand. Donc le gouvernement américain connaissait déjà en 1933 l'oppression que subissaient les juifs allemands, sans s'en alarmer, de-là à extrapoler sur leur connaissance de l'existence des camps de la mort... il n'y a qu'un pas.
Ce livre est principalement une respectueuse reconstruction historique quasi chirurgicale, à partir des lettres, des journaux intimes, des livres de mémoires, des hommes et des femmes ayant des responsabilités officielles pendant cette période trouble. L'ensemble, loin de ressembler à un documentaire didactique se veut d'une clarté et d'une puissance évocatrice remarquable.
On plonge de pleins pieds dans cette Allemagne violente et xénophobe des années charnières 1933 et 1934. Celles qui virent Hitler obtenir le pouvoir total, d'une part avec son ascension au statut de chancelier (même si Hindenburg avait la possibilité de le destituer), et d’autre part par l’exécution le 30 juin 1934 de tous ceux qui risquaient d'assombrir son avenir politique, exécution sommaire qui fut appelée plus tard : " La nuit des longs couteaux ". Dès lors il mérita le titre de tyran absolu.
Grâce à l'auteur, on souffre de voir Berlin, la ville bouillonnante de toute création artistique, plier l'échine petit à petit sous les vibrantes ondes négatives du fascisme. Tel la main du diable empoisonnant un pays sous une idéologie ignominieuse s’insérant dans toutes les strates de la société Berlinoise.
La force de Erik Larson est aussi de nous narrer avec intelligence les fortes tensions qui règnent entre les différents dignitaires nazis, tant leur égo est disproportionné, et leur avidité au pouvoir constamment inassouvie. Une journaliste allemande Bella Fromm aura ce commentaire qui dit tout : Il n'y a pas un responsable du Parti national-socialiste qui n'égorgerait allègrement tous les autres dirigeants dans le but de favoriser sa propre promotion.
Grâce au ciselage du récit de l'auteur, on voit les pièces se mettre en place, en vue d'élaborer et d'incarner bientôt le mal absolu, celui qui mettra prochainement le monde à feu et à sang. On comprend mieux les tenants et les aboutissants des pays témoins du coulage des fondations du III ème Reich, qui d'abord, par souci bassement mercantile, puis afin de protéger la paix à tout prix, ou enfin par stupide individualisme, n'ont strictement rien tenté pour stopper dans l’œuf, la venue au monde d'un état revanchard aux ambitions inimaginables en vue de purifier la race allemande. D'abord avec un inique traité de Versailles, qui condamnait l'Allemagne à un dédommagement colossal, puis avec l'occupation d'un pays, notamment la France qui ne quitta la Rhur qu'en 1925, tout ceci fit naître un sentiment de revanche du peuple allemand, d'où une certaine responsabilité de la part de beaucoup de pays, de n'avoir rien tenté pour stopper l'évolution délétère de la politique allemande.
Et puis, les infâmes lois antisémites promulguées pendant la période 1933/1934, et les discours de haine vomis par les dirigeants nazis résonnent avec frayeur sur notre actualité, j'en veux pour preuve cette phrase immonde de Goebbels, ministre de la propagande, prononcée le samedi 12 mai 1934, dans laquelle il comparait les Juifs à la syphilis de tous les peuples européens. Attiser la haine, cela ne peut que faire écho à tous ces discours d’extrémistes de tous bords qui incendient quasi quotidiennement nos consciences et nos âmes d'immondices si absurdes et révoltantes.
Je ne peux m’empêcher aussi d'évoquer la mémoire de Wera von Huhn, une journalisme allemande, qui, à sa grande surprise, découvrit par hasard, les origines juives de sa grand-mère. Cela voulait dire pour elle, plus de travail à partir du 1er janvier 1934, conformément à la loi interdisant aux juifs de publier et d'écrire dans les journaux allemands. A la suite de cela, comme tant d'autres allemands qui se découvrirent juifs par recherche de leur origine, dégoûtée, écœurée par l'absence d'avenir humaniste pour son pays, elle se suicida. Et fut loin d'être la seule.
Sans oublier le couple de résistants allemands : Arvid Harnack (allemand) et sa femme Mildred (américaine), qui rentrèrent en résistance en participant au groupe Orchestre Rouge, arrêtés le 7 septembre 1942, lui fut pendu, elle fut guillotinée, après un deuxième jugement (arbitraire) demandé par Hitler lui-même, mécomptant du premier jugement.
Assurément, ce travail sur les prémices de la seconde tragédie mondiale, force l'admiration. Il fourmille de mille points de détails ignorés de la plupart d'entre nous. Comme le fait que Himmler, avant de devenir le criminel de guerre que l'on connait était à 32 ans... un éleveur de poulet !
Erik Larson honore son métier de journaliste par cette contraignante et phénoménale étude de recherche, s’identifiant à un vrai travail d'historien en recoupant et confrontant ses documents et archives, qu'il cite d'ailleurs en fin de volume.
Mon seul petit regret : ce livre ne couvre que la première année de présence de l'ambassadeur Dodd à Berlin. Traitées avec la même maîtrise, les années qui suivirent auraient, à n'en pas douter, été très captivantes aussi. Cependant, l'essentiel est là, rendu fascinante par la plume affinée d'un auteur qui possède un art consommé du récit.
A lire absolument par tout homme et toute femme soucieux de mieux connaître un passé pas si lointain que cela, et dont les résonances expliquent la géopolitique actuelle.
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