28 déc. 2015



" Les anges meurent de nos blessures "  de  Yasmina Khadra  16/20


Après avoir fui son misérable village algérien, englouti par glissement de terrain après des pluies diluviennes, le jeune Turambo grandit dans un bidonville dantesque aux portes de Sidi Bel Abbes. Galérant de petits boulots exténuants en petits boulots mal payés, un jour, grâce à un crochet du gauche redoutable et ravageur, il voit enfin s'ouvrir une possibilité d'un avenir honorable dans la boxe. Il connut ainsi la gloire, l'argent et l'amour. Mais ses origines arabo-berbères, dans cette période colonialiste des années 1930, ne lui permettront pas de vivre pleinement son succès, et de trouver un sens à sa vie. D'autant que la cupidité, les jalousies, le racisme et l'islam se chargeront de lui gâcher ses plaisirs, avant de l'acculer aux portes d'un désespoir irrémédiable.

D'emblée l'écriture saute aux yeux, cette perfection de la phrase, cette mise en abîme du texte, cette narration en relief, bref, le style Khadra une fois de plus nous bluffe. Pas étonnant que lors de sa tournée de promo, il avouera avoir souffert, dans le bon sens du terme, pour accoucher de ce roman.

Les personnages de femmes, notamment celles qui attirent l'oeil de Turambo même si elles sont un rien caricaturales, nous font entrevoir l'éventail des psychologies. D'abord Nora, la pure, la soumise, celle qui accepte tout ce que sa famille veut, qui supporte de vivre dans l'abnégation et le carcan de la religion. Puis Louise l'inaccessible, celle que tout le monde désire, mais qui est hors de portée par son origine sociale et sa couleur de peau, si blanche. Puis Aïda la prostituée de luxe, celle qui ne veut sous aucun prétexte quitter sa vie de faste et de luxure, privilégiant son confort à l'amour si volatile. Enfin Irène la sauvage, la féministe, l'intègre, l'intelligente, celle qui recherche l'amour, le vrai, le parfait, en redoutant son effilochement et sa décadence, brûlé par le temps. 

Ces quatre femmes participeront à l'éducation sentimentale de Turambo, l'auteur en joue avec malice dans un premier temps, puis avec dramaturgie par la suite. Comme l'incontournable nœud gordien du livre.

Le cadre de la boxe ne doit surtout pas faire peur à tout lecteur réfractaire à ce sport, car Yasmina Khadra n'insiste nullement sur les scènes de combat, au contraire, elles sont d'une fluidité, d'une clairvoyance ; au point que non seulement elles ne font pas fuir, mais par un souci explicatif de l'auteur, on comprend mieux les tenants et les aboutissants de ce viril sport.

Néanmoins, on ne peut qu'être saisi de honte devant l'attitude hautaine des colons français de ces années 30, qui estimaient la population locale comme largement inférieure, ne méritant peu ou pas de considération, corvéable à merci et qui devrait plutôt se montrer reconnaissante devant la transformation de leur pays par ces mêmes colons. Difficile de s'empêcher de songer à notre réelle et flagrante culpabilité historique face à ce peuple musulman asservi, lassé d'être vu d'en haut, lassé de notre suffisance, lassé de notre mercantilisme, lassé d'être exploité, et qui voit parfois, dans une radicalisation assumée, une façon de lutter contre cet Occident si arrogant. En tout cas, le débat mérite d'être posé.

Il est amusant de constater que le nom du personnage principal : Turambo, issu de celui du village, est une déformation du nom d'Arthur Rimbaud, habitude courante en Algérie de l'époque d'après l'auteur. D'ailleurs telle une négation de lui-même, son vrai nom ne sera connu que dans la dernière partie du roman. Comme-ci sa vie de jeune miséreux lui enlevait la dignité d'avoir un nom. Intention affichée de l'auteur ou pas ?

Ce roman se veut aussi comme une sorte de brassage de populations d'horizons multiples : les arabes, les berbères, les juifs, les gitans et les inévitables blancs européens. A la fois au travers de la vie courante, celle du travail ou celle musicale, tous sont à la recherche d'un but, d'un bonheur, d'un sens profond de la vie qu'elle soit sentimentale, bassement mercantile ou autre...

Cependant, à mon goût, Yasmina Khadra oublie les enjeux mondiaux qui enténébreront vite les futurs des nations et des hommes, n'oublions pas que l'histoire se déroule pendant les années 30, années si prépondérantes à ce qui allait advenir du monde

Bref, une belle et douloureuse évocation de cette Algérie d'entre-deux guerres, au travers du parcours haché d'un jeune homme qui se cherche un avenir pour lui... et peut-être aussi un peu, pour son pays.

15 déc. 2015


" Un avion sans aile " de Michel Bussi  12/20


Le 23 décembre 1980 un Airbus venant d'Istanbul et contenant 145 passagers, se crashe dans les montagnes jurassiennes sur le Mont Terrible. Seul un bébé de 3 mois s'en sort vivant, une fille. Deux familles socialement opposées se la disputent, comme étant leur petite-fille : les Carville et les Vitral.
Munie de peu d'indices, la justice tranchera : elle sera Emilie Vitral. 

Aujourd'hui, Emilie a 18 ans, et plein de questions sur ses origines. 

Armée d'un vieux carnet de note, envoyé par un détective privé : Crédule Grand-Duc, qui fut embauché par la famille Carville pendant 18 ans, Emilie avec son frère Marc tenteront et réussiront à découvrir enfin la vérité, et eux en trois jours ! Balèze la jeunesse !

Naturellement, je ne dévoilerai rien de la résolution finale, même si elle est un tantinet tirée par les cheveux, on voudrait nous faire prendre nos vessies pour des lanternes qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Mais bon, en admettant les invraisemblances inhérentes à ce type de roman, il faut reconnaître que malgré ses 572 pages ça se lit très rapidement, que dis-je, cela se dévore !

D'abord parce que l'auteur sait y faire pour nous emporter dans son histoire : machiavélisme, suspens, amour, tout y est, y compris la résolution ultime déconcertante. Ensuite, on ne perd pas de temps avec la littérature, en effet le vocabulaire ne s'embarrasse d'aucune circonvolution superflue ou trop encombrante, le texte y est simple, basique, donc limpide. L'écriture capitule lâchement devant l'histoire narrée, ce qui compte avant tout ici, c'est le mystère sur l'origine du bébé.

Seulement voilà, connaissant le loustic puisque j'avais déjà lu Nymphéas noirs, et connaissant toute la roublardise dont Michel Bussi est capable, puisque je m'étais fait avoir dans les grandes longueurs, cette fois-ci je me suis méfié, et pas qu'un peu, énormément ! Au point de mettre en doute tout ce que je lisais, comme-ci je menais moi-même l'enquête. Et ainsi de prévoir le dénouement final dans sa ligne principale, bien sûr un ou deux détails m'ont échappé, je ne suis pas omniscient, mais en toute modestie, j'avais deviné l'essentiel dès les premiers chapitres. D'ailleurs vous-même, armez de mes conseils, et sachant que Michel Bussi ne vise qu'à berner son lectorat, vous pouvez prendre les devants, et déjouer le piège dans lequel l'auteur veut vous attirer. Naturellement, je reconnais sans peine qu'il maîtrise l'art de mystifier, mais à vous de le faire mentir !

Il me faut aussi dénoncer des personnages franchement trop caricaturaux, commençons par Lylie, très belle, très intelligente, extrêmement douée par la musique, grande sportive, enfin elle a tout, zéro défaut ! Bah voyons ! Melvina elle est naine, moche, hargneuse, limite psychopathe, une horreur quoi ! Marc : c'est le chevalier servant, infatigable, dévoué corps et âme, zéro défaut lui aussi ! La famille Vitral : pauvre mais honnête, courageuse, loyale, fière de ses origines modestes ! (vous avez devinez ce sont les gentils !). La famille Carville : ultra riche, pernicieuse, fourbe, pourrie jusqu'à la moelle, commanditaire d'assassinats ! (vous avez encore devinez, ce sont les méchants !). Et je ne parle pas du nom impossible du détective privé que l'on croirait sorti tout droit d'un roman d'Amélie Nothomb : Crédule Grand-Duc !

Soyons honnêtes, ce livre doit se lire avant tout comme un roman ludique, comme une énigme à résoudre, en mettant de côté toutes les invraisemblances et les coïncidences irréalistes, pas plus... mais pas moins !

5 déc. 2015


" Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants " 
de Mathias Enard   17/20



En débarquant à Constantinople le 13 mai 1506, Michel-Ange sait qu'il brave la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur : il a en effet laissé en chantier l'édification de son tombeau à Rome.

Cependant d'un autre côté, comment ne pas répondre avec diligence à l'invitation du sultan Bajazet qui lui propose le projet faramineux d'un pont sur la corne d'Or ? D'autant que les plans d'un certain Léonard de Vinci, venaient d'être refusés par le même sultan. Une aubaine pour lui, et cela sans parler de la prime qui lui est promis... enfin cela est une autre histoire... chut !

Mathias Enard a su avec talent mettre à jour ce fait historique bizarrement oublié ou si peu connu, à savoir, la venue à Constantinople du grand dessinateur, sculpteur et architecte : Michel-Ange. C'est à partir de lettres, de dessins, de plans, d'esquisses et de personnages, tous historiquement réels que l'auteur s'est plu à tisser une toile où réalité et fantasme se mêlent pour nous servir un conte qui peut se lire de mille et une façons, en une nuit, tant le récit est court et magistralement écrit, c'est d'ailleurs ce qui frappe d'emblée le lecteur : cette plume ! Élégante, racée, précise et lyrique.

On y découvre un Michel-ange pas spécialement beau et qui ne se lavait pas. Mais aussi un artiste tourmenté, doutant de lui-même, parfois en colère, mais toujours au travail, en recherche... un vrai bosseur !

Son livre se veut comme un pont entre deux cultures qui se connaissent peu, mais que la magie de l'art, de la création et de ses mystères suffisent pour braver toutes les altérités qui auraient vite fait d'aviver une haine absurde. Ce roman est un pas vers l'irénisme, celui que nous devons suivre afin de mettre à bas tout obscurantisme suicidaire. Une oeuvre qui élève.

Belle évocation de Constantinople sous les yeux avides d'un occidental, émerveillé ou contrarié par la vie orientale. Il saura s'inspirer de ses observations pour ses constructions futures.

Même Shéhérazade, par l'intermédiaire d'une danseuse andalouse, peaufine l'ensemble, d'une sensualité débordante et d'une effroyable destinée.

Outre l'architecture, d'autres thèmes sont abordés avec délicatesse : La découverte du monde oriental, la chasteté et la luxure, la frustration du désir amoureux, les effluves enivrantes des parfums d'orient, et l'homosexualité.

Seule désolation, la brièveté des chapitres et du roman. Il ne reste qu'à le relire pour le prolonger. Je tiens à féliciter aussi l'éditeur Actes Sud/Babel pour le choix parfait de sa photo de première page, on y voit en ombre chinoise la basilique Sainte Sophie, émergeant d'une brume mystérieuse, annonçant à elle seule, tous les mystères de l'Orient.