D'emblée ce titre puissamment évocateur, fédère par son altruisme, par son altérité.
En temps qu'écrivain, Emmanuel Carrère pourrait inventer des personnages, des lieux, des circonstances, mais ce n'est pas son truc, il n'est pas à l'aise ainsi, alors pour écrire, il s'empare à bras le corps de sa vie, ou plutôt de celles qu'il observe se déployer ou se ratatiner devant lui. Celles des autres, de ses propres intimes, qui par leurs forces intrinsèques, laissent une empreinte indélébile dans sa conscience. Puis, après d’innombrables balbutiements et remise en question, il couche enfin sur le papier ce qui lui apparaît comme indispensable. D'où ce récit admirablement orchestré, d'une période douloureuse de sa propre vie, en effet, à quelques mois d'intervalle, deux drames vont le bouleverser : d'une part la tragédie de la mort d'un enfant pour ses parents, et d'autre part, comme l'écho d'un sinistre chiasme, le décès d'une mère pour ses trois enfants et son mari. Soit deux histoires au plus près de son vécu, mais qui retentit telle une caisse de résonance, sur nous tous, sans fin.
Ces vies déchirées par le destin seront d'abord celles de Jérôme et Delphine qui verront leur fille emportée par la vague du tsunami du 26 décembre 2004. Puis celles de la belle-soeur de l'auteur, Juliette, abîmée par un premier cancer à 18 ans, puis devenant une brillante juge d'instance, avant de se voir rattraper insidieusement par la maladie à 33 ans. Ensuite celles d'Emilie, de Clara et de Diane, les trois filles de Juliette, son oublier Patrice son mari. Et enfin celle d'Etienne, grand collègue de travail de Juliette, celui qui l'aidera à se révéler dans son combat quotidien pour une justice sensée et bienveillante.
Sans en avoir l'air, ce livre traite de questions autant terribles et intimes, que fondamentales et universelles, en ne cherchant surtout pas à juger, mais à comprendre, à analyser les existences croisées de ses personnages, souvent chahuter par un destin revêche, mais qui dans la tourmente savent relever la tête un temps, avant de se prendre de plein fouet la prochaine déferlante, toujours assassine, toujours arbitraire.
Il y a un concentré d'humain derrière les mots d'Emmanuel Carrère, sa narration sait émouvoir sans pathos, difficile de ne pas sentir affleurer les frissons de l'empathie.
Sans oublier ce combat si légitime contre toutes ces sociétés de prêts d'argent, qui sans la moindre vergogne usent et abusent de la crédulité de tant de pauvres gens, qui s'endettent fortement sans en avoir conscience. Mais que voulez-vous, le crédit c'est la consommation, et la consommation c'est le système, on ne touche pas !
Néanmoins, les quelques pages consacrées au droit, dans ce qu'il a de plus alambiqué, cassent un peu la narration, cependant on en ressort avec l'idée paradoxale que si on sait maîtriser les textes de lois avec une aisance royale, on peut faire dire à peu près ce que l'on veut à la justice, que ce soit dans un sens, ou dans l'autre, et cela fait peur, terriblement peur ! Dit autrement cela donnerait : Le Code pénal est ce qui empêche les pauvres de voler les riches, et le Code civil ce qui permet aux riches de voler les pauvres. Cherchez l'erreur !
Il en ressort que ce livre est d'une grande richesse de thèmes, on y parle de vie et de mort, de tsunami et de surendettement, de justice et d'injustice, mais surtout d'amitié et d'amour.
Et la plume simple et douce d'Emmanuel Carrère sait mettre en relief ces vies, ces personnages, qui sont malgré leur malheur, ou plutôt grâce à leur travail face à l'adversité, sont devenus des héros du quotidien, des gens biens quoi !