25 févr. 2016




" D'autres vies que la mienne "  De Emmanuel Carrère 17/20



D'emblée ce titre puissamment évocateur, fédère par son altruisme, par son altérité.

En temps qu'écrivain, Emmanuel Carrère pourrait inventer des personnages, des lieux, des circonstances, mais ce n'est pas son truc, il n'est pas à l'aise ainsi, alors pour écrire, il s'empare à bras le corps de sa vie, ou plutôt de celles qu'il observe se déployer ou se ratatiner devant lui. Celles des autres, de ses propres intimes, qui par leurs forces intrinsèques, laissent une empreinte indélébile dans sa conscience. Puis, après d’innombrables balbutiements et remise en question, il couche enfin sur le papier ce qui lui apparaît comme indispensable. D'où ce récit admirablement orchestré, d'une période douloureuse de sa propre vie, en effet, à quelques mois d'intervalle, deux drames vont le bouleverser : d'une part la tragédie de la mort d'un enfant pour ses parents, et d'autre part, comme l'écho d'un sinistre chiasme, le décès d'une mère pour ses trois enfants et son mari. Soit deux histoires au plus près de son vécu, mais qui retentit telle une caisse de résonance, sur nous tous, sans fin.

Ces vies déchirées par le destin seront d'abord celles de Jérôme et Delphine qui verront leur fille emportée par la vague du tsunami du 26 décembre 2004. Puis celles de la belle-soeur de l'auteur, Juliette, abîmée par un premier cancer à 18 ans, puis devenant une brillante juge d'instance, avant de se voir rattraper insidieusement par la maladie à 33 ans. Ensuite celles d'Emilie, de Clara et de Diane, les trois filles de Juliette, son oublier Patrice son mari. Et enfin celle d'Etienne, grand collègue de travail de Juliette, celui qui l'aidera à se révéler dans son combat quotidien pour une justice sensée et bienveillante.

Sans en avoir l'air, ce livre traite de questions autant terribles et intimes, que fondamentales et universelles, en ne cherchant surtout pas à juger, mais à comprendre, à analyser les existences croisées de ses personnages, souvent chahuter par un destin revêche, mais qui dans la tourmente savent relever la tête un temps, avant de se prendre de plein fouet la prochaine déferlante, toujours assassine, toujours arbitraire. 

Il y a un concentré d'humain derrière les mots d'Emmanuel Carrère, sa narration sait émouvoir sans pathos, difficile de ne pas sentir affleurer les frissons de l'empathie.

Sans oublier ce combat si légitime contre toutes ces sociétés de prêts d'argent, qui sans la moindre vergogne usent et abusent de la crédulité de tant de pauvres gens, qui s'endettent fortement sans en avoir conscience. Mais que voulez-vous, le crédit c'est la consommation, et la consommation c'est le système, on ne touche pas !

Néanmoins, les quelques pages consacrées au droit, dans ce qu'il a de plus alambiqué, cassent un peu la narration, cependant on en ressort avec l'idée paradoxale que si on sait maîtriser les textes de lois avec une aisance royale, on peut faire dire à peu près ce que l'on veut à la justice, que ce soit dans un sens, ou dans l'autre, et cela fait peur, terriblement peur ! Dit autrement cela donnerait : Le Code pénal est ce qui empêche les pauvres de voler les riches, et le Code civil ce qui permet aux riches de voler les pauvres. Cherchez l'erreur !

Il en ressort que ce livre est d'une grande richesse de thèmes, on y parle de vie et de mort, de tsunami et de surendettement, de justice et d'injustice, mais surtout d'amitié et d'amour.

Et la plume simple et douce d'Emmanuel Carrère sait mettre en relief ces vies, ces personnages, qui sont malgré leur malheur, ou plutôt grâce à leur travail face à l'adversité, sont devenus des héros du quotidien, des gens biens quoi !



15 févr. 2016


" Le désert des Tartares" de Dino Buzzati   14/20



Heureux d'échapper aux jours lugubres de son académie militaire, le désormais Lieutenant Drogo prend connaissance avec joie de son affectation au fort Bastiani : une vaste citadelle inhospitalière, à la fois perchée et perdue dans un massif montagneux revêche, gardienne improbable d'une frontière toute aussi baroque. Au-delà de ses sévères murailles, s'étend à perte de vue un désert de pierres et de terres cuites au soleil, une vraie désolation : le désert des Tartares. 

Naturellement personne n'a jamais vu la moindre âme tentée de franchir cette aride frontière. Dès lors, à quoi sert donc cette garnison platonique, malgré tout aux aguets d'un hypothétique ennemi ? Sait-on jamais, les Tartares attaqueront peut-être malgré tout un jour prochain, ou une nuit prochaine ? Ou alors joueront-ils les arlésiennes indéfiniment ? Vastes questions de probabilité !

Giovanni Drogo s'installe alors dans une longue attente, décourageante et affligeante. Pas le moindre Tartare à l'horizon. Puis l'espérance faiblit... et le temps passe... inexorablement. 

Il y a une volonté de la part de Dino Buzzati de tendre vers l'universel, puisque le récit ne fait état d'aucun nom de lieu, de pays ni d'époque. Légitimement on pense à l'Italie, mais une incompréhension géographique torpille cette possibilité, d'ailleurs il y a peu de branches auxquelles se raccrocher, juste l'évocation furtive de la tramontane, nom donné à plusieurs vents soufflant en méditerranée, mais c'est un peu vague pour cibler une région particulière. D'autant que " Les Tartares " est un terme occidental ambigu regroupant les peuples Tatars et Mongols d'Asie ! On a également nommé Tartarie l'ensemble des régions d'Asie centrale où ils vivent. Comme quoi, Dino Buzzati c'est bien amusé à noyer le poisson !

Ce classique de la littérature italienne est toujours d'actualité, puisque intemporel, avec ce thème qui résonne comme une recommandation : que chacun de nous construise soi-même sa propre vie, sans se laisser influencer par des avis extérieurs, sous peine de se retourner à la fin de sa vie sur un océan de néant, de vide abyssal de sa propre existence. En effet, le jeune homme Drogo pense faire les bons choix, mais fallacieusement il se fait prendre dans les rouages d'une mécanique qui va l'isoler, puis l'endormir de manière insidieuse et intelligente, avant une prise de conscience tardive qui ne pourra lui apporter qu'un trop plein de désespoir.

Le personnage essentiel du roman n'est-il pas ce lugubre fort Bastiani ? Possédant des dimensions gigantesques, fait de pierres noires, acérées et oppressantes, surplombant la vie de toute la communauté humaine, tel un Dieu trônant si haut, presque intouchable, invulnérable, et qui réclamerait, osons le dire : des sacrifices humains.

A moins que le vrai personnage ne soit le temps. Celui qui ne peut être apprivoisé, qui nous glisse entre les doigts, qui vient à bout de toute espérance, comme un poison latent qui s'infiltre dans nos vies, sans rémission possible.

C'est un livre dramatiquement angoissant et d'un pessimisme appuyé. Le brave et fier Drogo y est condamné d'avance. Lui qui du haut de sa jeunesse aspire tant à devenir un bel officier argenté, hypnotisant le regard des femmes, rêvant d'un beau mariage et d'une descendance, se voit petit à petit, devant des forces coercitives qui progressent masquées, obligé de reconsidérer sans cesse ses projets, pour finir par ne plus rien considérer du tout, juste la mort, comme seule porte de sortie.

Roman de l'absurde sur l’obsédante fuite du temps, comme une manière de nous interroger sur toutes ces occupations chronophages qui ne nous apportent au final que du vent. Encore si c'était un vent de liberté ! Hélas, c'est tout le contraire. Interrogation aussi, plus profonde, sur la réelle place de l'homme sur terre et de la fatuité de ses actions. Bref, un livre qui fait réfléchir longtemps sur la construction de nos vies, de leurs cohérences profondes, de leurs harmonies globales, de leurs pertinences intrinsèques, face à notre propre regard et à celui d'autrui.

8 févr. 2016


" Les croisades vues par les Arabes " de Amin Maalouf  19/20



Quelle passionnante idée de nous faire vivre les croisades côté Arabe ! Certes c'est un essai, mais un rien romancé, ce qui permet une lecture plaisante sans effort et fichtrement instructive ! Mais surtout ce livre nous permet de comprendre cette période avec un autre oeil, loin, très loin de nos livres d'histoire qui faisaient passer tous les chefs croisés pour des saints hommes, et les musulmans pour de méchants usurpateurs, bah voyons !

Tout commence en juillet 1096, quand un jeune sultan turc nommé Kilij Arslan est informé de l'approche de redoutables chevaliers croisés à Constantinople, d'emblée il craint le pire, et il a bien raison. Déjà en conflit avec Alexis Comnène, empereur des romains et de l'empire byzantin, Kilij Arsaln perplexe, s'interroge sur les buts de cette armée venue d'occident. Il sera vite fixé devant la sauvagerie innommable de ces envahisseurs. Dès lors ce ne sera que tueries, pillages, viols, trafics et exterminations. Inexorablement les musulmans reculent, rendus faibles par des divisions intestines et des trahisons, le pire étant la période de succession après le décès d'un sultan. Il n'est pas rare de voir même certains chefs musulmans s'allier avec des chefs croisés, pour se battre contre d'autres sultans alliés eux aussi avec d'autres chefs croisés ! Une vraie pagaille ! Mais au fond, toutes ces luttes de pouvoir débouchant sur d'horribles exactions ne sont menées que dans un seul dessein : s'enrichir ! Peu de croisés sont réellement sur place pour leur foi. Comme toujours, l'avidité est le moteur premier de ces croisades, de ces tueries, de ces luttes de pouvoir incessantes. Parfois, avec l'accession au trône d'un homme droit et magnanime, tel Saladin, un semblant de cohésion prend forme chez les musulmans, leur permettant alors de reprendre des villes importantes, comme Jérusalem, mais dès la mort de leur chef unificateur, l'union des musulmans vole en éclat, et un nouveau chaos redistribue les cartes. Ce sera finalement l'armée des mamelouks, commandée par le sultan Khalil d'origine turc qui réussit en 1291, après deux siècles de guerres quasi-ininterrompues, à mettre fin à la présence des colonisateurs croisés en Orient.

Tout le talent d'Amin Maalouf est de nous narrer les croisades du côté arabe, comme un roman d'aventure, et c'est réussi haut la main, on tourne les pages avec une avidité folle pour connaître la réalité brute de cette période. C'est avec intelligence qu'il nous donne à voir, à comprendre et à penser la face cachée de ce conflit. Le récit est clair, plaisant et très documenté. Les événements se succèdent avec une fluidité totale. Il gagne son pari de nous résumer deux siècles d'histoire en 300 pages, sans omettre les mal-nommées "petites" histoires mêlées à la grande. Comme ce séisme d'une rare violence, qui en août 1157 dévaste la Syrie toute entière, semant la mort chez les Arabes comme chez les Croisés ; les murailles des fortifications d'Alep s'écroulent, à Harran, la terre se fend en deux et laisse réapparaître les vestiges d'une cité ancienne, à Tripoli, à Beyrouth, à Tyr, à Homs, à Maara, les morts se comptent par milliers, deux villes sont rayées de la carte par ce cataclysme : Hama et Chayzar ; ou ces actes de cannibalisme perpétrés par les Croisés sur la population de Maara, non par nécessité, mais par fanatisme total ; où encore avec le prince Renaud de Châtillon assoiffé d'or, de sang et de conquête qui sous un prétexte fallacieux lance un raid punitif contre l'île byzantine de Chypre, du nord au sud tous les champs cultivés furent dévastés, les troupeaux massacrés, les palais et les couvents intégralement pillés, ce qui ne pu être emporté fut cassé ou incendié, les femmes ont été violées, les vieillards et les enfants ont eu la gorge tranchée, les hommes riches ont été emmenés en otages et les pauvres décapités ; ou pour finir quand Geoffroy de Bouillon lors de la prise de Jérusalem, fait exécuter au fil de l'épée toute la population de la ville, sans oublier de rassembler les juifs dans leur synagogue avant d'y mettre le feu ! Gentil comme tout ces Croisés ! Faut-il brûler nos livres d'histoire ? 

N'oublions pas que toutes ces croisades furent mises en oeuvre par des papes successifs au nom de la religion chrétienne, au nom de Dieu ! Non ! Si, si ! Ah, que la religion est belle !

Au final, les croisades, ces colonies avant l'heure, ne sont que des fleuves de sang qui coulent sur ces terres dîtes saintes ! Que de crimes effectués au nom de la religion ! Que de massacres perpétués au nom d'hypothétiques Dieux ! Comme une gigantesque mascarade pratiquée par des hommes abusant illégalement de leur pouvoir pour s'octroyer le plus de richesse possible. Un pillage à l'échelle d'une vaste région orientale sous le large couvert d'une soi disante ambition mystique.

En fin d'ouvrage, Amin Maalouf s'aventure à donner d'intéressantes pistes sur la fin du modernisme du peuple Arabe, si brillant dans tant de domaines scientifiques, et qui, dès la fin du IX ème siècle, oublie tout, sauf l'affirmation d'une forte identité religieuse. En effet l'occident tout au long de ses croisades s'est enrichi des diverses sciences du peuple Arabe, créant une puissante dynamique à leur retour, et ininterrompue depuis. Alors que l'Orient, après avoir été intellectuellement et matériellement le dépositaire de la civilisation la plus avancée de la planète, s'est replié sur lui-même, débouchant sur de longs siècles de décadence et d'obscurantisme, comme rendu incapable de penser un avenir, incapable d'inventer à nouveau, incapable de créer un demain. Comme si la religion musulmane stérilisait peu à peu toutes velléités d’innovation ! Comme si leur âge d'or était révolu, dissout dans une religion omniprésente, engluante et paralysante. Désormais le progrès et le modernisme passera du côté de l'Occident, qui, il faut bien l'avouer, avait beaucoup de retard à rattraper. Comme preuve de cette paralysie qui persiste, songeons que de nos jours, 1650 livres sont publiés par an dans tout le monde Arabe, et que, dans le même temps aux Etats-Unis, ce sont 85 000 nouveaux livres qui sont édités ! (Source magazine Lire Janvier 2016)

Force est de constater qu'aujourd’hui encore, une grande partie de la population Arabe n'a toujours pas tournée la page des croisades, comme un ressentiment latent contre l'Occident, pour un conflit vieux de sept siècles, mais toujours en voie de digestion. D'où certainement cette haine viscérale, moteur perpétuel d'un islamisme radical, si fielleux face à un Occident synonyme à leur yeux de décadence, donc d'impureté.

Bref, je ne peux qu'encourager tout lecteur curieux de mieux connaître cette face cachée de l'histoire, de s'y plonger avidement, même ou surtout si c'est un néophyte de cette période.