Naturellement personne n'a jamais vu la moindre âme tentée de franchir cette aride frontière. Dès lors, à quoi sert donc cette garnison platonique, malgré tout aux aguets d'un hypothétique ennemi ? Sait-on jamais, les Tartares attaqueront peut-être malgré tout un jour prochain, ou une nuit prochaine ? Ou alors joueront-ils les arlésiennes indéfiniment ? Vastes questions de probabilité !
Giovanni Drogo s'installe alors dans une longue attente, décourageante et affligeante. Pas le moindre Tartare à l'horizon. Puis l'espérance faiblit... et le temps passe... inexorablement.
Il y a une volonté de la part de Dino Buzzati de tendre vers l'universel, puisque le récit ne fait état d'aucun nom de lieu, de pays ni d'époque. Légitimement on pense à l'Italie, mais une incompréhension géographique torpille cette possibilité, d'ailleurs il y a peu de branches auxquelles se raccrocher, juste l'évocation furtive de la tramontane, nom donné à plusieurs vents soufflant en méditerranée, mais c'est un peu vague pour cibler une région particulière. D'autant que " Les Tartares " est un terme occidental ambigu regroupant les peuples Tatars et Mongols d'Asie ! On a également nommé Tartarie l'ensemble des régions d'Asie centrale où ils vivent. Comme quoi, Dino Buzzati c'est bien amusé à noyer le poisson !
Ce classique de la littérature italienne est toujours d'actualité, puisque intemporel, avec ce thème qui résonne comme une recommandation : que chacun de nous construise soi-même sa propre vie, sans se laisser influencer par des avis extérieurs, sous peine de se retourner à la fin de sa vie sur un océan de néant, de vide abyssal de sa propre existence. En effet, le jeune homme Drogo pense faire les bons choix, mais fallacieusement il se fait prendre dans les rouages d'une mécanique qui va l'isoler, puis l'endormir de manière insidieuse et intelligente, avant une prise de conscience tardive qui ne pourra lui apporter qu'un trop plein de désespoir.
Le personnage essentiel du roman n'est-il pas ce lugubre fort Bastiani ? Possédant des dimensions gigantesques, fait de pierres noires, acérées et oppressantes, surplombant la vie de toute la communauté humaine, tel un Dieu trônant si haut, presque intouchable, invulnérable, et qui réclamerait, osons le dire : des sacrifices humains.
A moins que le vrai personnage ne soit le temps. Celui qui ne peut être apprivoisé, qui nous glisse entre les doigts, qui vient à bout de toute espérance, comme un poison latent qui s'infiltre dans nos vies, sans rémission possible.
C'est un livre dramatiquement angoissant et d'un pessimisme appuyé. Le brave et fier Drogo y est condamné d'avance. Lui qui du haut de sa jeunesse aspire tant à devenir un bel officier argenté, hypnotisant le regard des femmes, rêvant d'un beau mariage et d'une descendance, se voit petit à petit, devant des forces coercitives qui progressent masquées, obligé de reconsidérer sans cesse ses projets, pour finir par ne plus rien considérer du tout, juste la mort, comme seule porte de sortie.
Roman de l'absurde sur l’obsédante fuite du temps, comme une manière de nous interroger sur toutes ces occupations chronophages qui ne nous apportent au final que du vent. Encore si c'était un vent de liberté ! Hélas, c'est tout le contraire. Interrogation aussi, plus profonde, sur la réelle place de l'homme sur terre et de la fatuité de ses actions. Bref, un livre qui fait réfléchir longtemps sur la construction de nos vies, de leurs cohérences profondes, de leurs harmonies globales, de leurs pertinences intrinsèques, face à notre propre regard et à celui d'autrui.
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