Parce qu'il est gauche, taciturne, chétif et laid, Abel Tiffauges a toujours été méprisé et moqué. Quasi abandonné par un père qui l'ignore, il ne voit nulle raison d'espérer à l'horizon. C'est alors qu'au pensionnat Saint-Christophe il rencontre Nestor, un élève privilégié qui le prend sous son aile, à partir de là, Abel va se reconstruire avec ses propres codes. Cet épanouissement tardif, issu d'une culture en marge de l'enseignement classique, allié à une loi du hasard qui lui sera toujours favorable, l'encourageront dans une voie qui le portera jusqu'au bout de son idéal obsessionnel.
Dans son journal intime Abel raconte sa triste enfance piétinée, son adolescence révoltée, son premier boulot dans un garage, son emprisonnement suite à la plainte d'une enfant, et son cri pour condamner cet ordre injuste et criminel. Et là, comme un nouveau signe, le ciel lui répond : la société sous laquelle avait souffert Abel est balayée avec ses codes, ses lois, ses décrets, ses magistrats et ses décideurs de tout ordre : La mobilisation générale du 3 septembre 1939 rebattait les cartes. Suit logiquement son engagement dans l'armée française, où lui naît en Alsace, dans son corps militaire, une passion pour la colombophilie, puis son arrestation par l'armée allemande, sa déportation dans un camp de travail en Prusse-Orientale, son rattachement à la réserve de Rominten, propriété de chasse de Goering, deuxième personnage de l'état et surnommé l'ogre de Rominten, puis il sera muté à la forteresse de Kaltenborn, un camp des jeunesses hitlériennes, afin de servir d'homme à tout faire. Là, il deviendra l'ogre de Kaltenborn, s'accomplissant pleinement dans le rôle de recruteur d'enfants de la région, puis peu à peu, il finira par devenir en quelque sorte le chef, le maître des lieux. Cependant nous sommes en janvier 1945, et les russes ne vont plus tarder à déferler sur la région.
Naturellement le parcours d'Abel Tiffauges est entièrement concomitant au contexte historique, ils sont imbriqués de manière allégorique et symbolique, pour s'achever dans le bruit et la fureur d’une humanité déshumanisée, mais révélée. Son cheminement gardera une direction unique : toujours plus vers l'Est, comme une attirance pour la lumière, pour l'horizon où tous les matins se lève l'astre solaire : annonciateur d'un dessein d'une intransigeante pureté.
Abel Tiffauges est un personnage atypique, salement abîmé par la vie, puis reconstruit par lui-même, aiguillonné par les coïncidences de cette même vie. Il est persuadé, gravé au fond de son âme, de sa conscience d'avoir un destin rectiligne, imperturbable et inflexible, mais surtout hors du commun, comme s'il pourrait un jour ou l'autre tutoyer l'architecte de l'univers.
La principale obsession d'Abel Tiffauges, qui peut vite affleurer la folie, c'est cette admiration équivoque des enfants
qu'il photographie outrageusement, sans oublier d'enregistrer leur voix comme un glaneur fétichiste. Cette enfance synonyme d'innocence, de candeur et d'ingénuité, qu'Abel considère salie et détruite par une impure puberté. Là j'ai franchement été dérangé par la nauséabonde odeur de pédophilie qui plane autour de sa confession. Mais apparemment, à la lecture de la suite, je me fourvoyais, rien de sulfureux là-dedans. D'après l'auteur, Abel ne se livrerait pas à des contacts physiques directs avec les enfants, il se contente de les regarder, de les humer, de s'émerveiller de leur présence et de leur beauté, et cela suffit à le combler de joie, tel un simple d'esprit qu'il est peut-être. Abel résume ainsi son désir : Il ne me sied pas de nouer des relations individuelles avec tel ou tel enfant. Ces relations, quelles seraient-elles au demeurant ? Je pense qu'elles emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la parenté soit du sexe. Ma vocation est plus haute et plus générale. Faut-il se contenter de cette version platonique, on est légitimement en droit d'en douter, d'autant qu'un passage délicat avec les accusations de Martine, une jeune fille de 12 ans, font planer un doute sérieux sur l’attitude ambiguë d'Abel.
Le passage à l'âge adulte d'Abel Tiffauges est caractérisé par un féroce appétit de carnassier, absorbant 2 kilos de viande crue et buvant 5 litres de lait par jour, physiquement il se transforme : son poids évolue autour de 110 kilos, avec des hanches larges et un dos bosselé, l'image de l'ogre se dessine petit à petit. Il se voit dès lors comme un porteur d'enfant, d'où sa référence constante à Saint Christophe portant l'enfant Jésus pour l'aider à traverser une rivière. Et lorsque ce trajet devient une épreuve, car le poids de l'enfant Jésus s'alourdit de plus en plus, on vise l'allégorie du port du monde entier, de tous les pêchés du monde (Atlas n'est pas loin). Abel s'identifie alors à un Saint, né pour une mission : porter l'enfant hors des errements du monde, lui préserver son innocence, son intégrité. Accéder à la grandeur et siéger ainsi parmi les géants. Vaste et honorable ambition !
On l’entraperçoit ici, le message se veut symbolique, imager et métaphorique. D'ailleurs pour accéder au dessein final d'Abel, Michel Tournier parsème avec érudition tout au long du chemin, un grand nombre de signes, qu'Abel déchiffre à l'image de ses sentiments déviants et de son vécu asocial, mais toujours fasciné par l'image de l'homme porte-enfant. Finalement ce roman peut être considéré comme un livre initiatique basé sur les grands mythes de l'histoire, d'ailleurs le titre : le Roi des aulnes, vient d'une poésie de Goethe, racontant la chevauchée d'un père, portant son enfant et poursuivi par un esprit maléfique. Parabole de l'homme cherchant à s'extirper vainement de la mort, d'où l’intrinsèque fragilité de la vie, cette chose si mystérieuse et si éphémère.
Vers la fin de l'oeuvre, Abel, jusqu'ici obnubilé par l'idéologie nazie au point de considérer l'Allemagne comme une terre promise, et ayant enfin trouvé sa place auprès des jeunesses hitlériennes dans cette sauvage Prusse-Orientale, prend conscience, devant l'arrivée d'hommes décharnés sortis des camps de la mort sous l'avancée russe, de l’innommable face de l'Allemagne nazie. La lecture des signes qui illuminent son destin trouveront un épanouissement total dans le secours porté à un jeune juif mourant nommé Ephraïm, au corps cachectique, que naturellement il portera sur ses épaules, telle la figure tutélaire de Saint Christophe. Ainsi, dans ce geste d'une pureté suprême et incandescente, il s'opposera fermement à la sauvagerie nazie, devenue la parfaite inversion de ses valeurs.
Il ne faut pas se le cacher, Michel Tournier a édifié un roman quelque peu complexe, pas pour autant abscons mais parfois abstrus, coupé par d'invraisemblables césures. Cependant en persévérant, l'oeuvre prend forme, comme un tout, une entité. Chaque lecteur s'édifiera une grille de lecture, grâce aux sillons profonds laissés par l'auteur. D'ailleurs les indices sont nombreux, de temps en temps improbables mais toujours emblématiques de l'ensemble. Pour ceux que cela amuse, j'émets l'idée d'une deuxième lecture, pour parfaire l'oeuvre d'un éclairage plus soutenu, afin de chasser toutes traces d'ombres gênantes et ainsi de voir le roman se révéler dans sa totalité.
Cela peu passer inaperçu, mais il est à noter la référence volontaire de l'auteur avec le nom de son personnage principal, Tiffauges, qui n'est autre que le nom du château de Gilles de Rais en Vendée, faut-il rappeler ici les crimes infanticides auxquelles ce personnage ambigu s'est livré ? Rien ici n'est gratuit, tout à un sens, encore faut-il le débusquer !
Avec ce roman, vous mangerez du symbole, de la parabole, de l'allégorique et de la métaphore, mais toujours avec une érudition qui force au respect et à la considération pour la plume puissante et savante de Michel Tournier, qui reçut le prix Goncourt en 1970 pour cette oeuvre unique et remarquable.
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