D'emblée on est cueilli, puis inexorablement emmené, happé par la douce force du courant des mots, des phrases, d'où le nom non usurpé de roman fleuve. Dès lors, devant la richesse foisonnante des personnages et de leurs histoires, dans une Inde ressemblant à un bouillon de culture, il devient ardu d'en résumer le déroulé.
Malgré tout cela débute dans les années 1950 à Bombay, gigantesque ville d'Inde, où l'on suit le parcours chaotique de Dina sur une trentaine d'années. Quand Dina à 18 ans, c'est une jeune femme, belle et fière, qui contre l'avis de son frère aîné, se mariera avec l'amour idéal pour elle. Trois ans d'amour parfait suivront, hélas brisé par un funèbre destin. Dés lors, avide de garder une totale indépendance, elle se battra avec tout son coeur et son courage dans un monde féroce et hostile de misère et d'humiliation. Occasion pour l'auteur de faire vivre sous nos yeux tout un quartier pauvre de Bombay, et d'y côtoyer toute une mixité de personnages venus d’horizons et de couches sociales diverses, tel un kaléidoscope sans œillère.
Comment ne pas être ému et attendri par ces histoires de misère, de violence entre castes, de malhonnêteté et de malfaisance des gouvernements, de l'arrogance ignoble des puissants et de la brutalité sans nom de l'état policier.
A partir de cette fresque centrée sur quelques personnages, Rohinton Mistry nous dresse le portrait d'un pays démesuré, correspondant à une allégorie de la condition humaine, car bien sûr tout le monde s'y retrouve, s'identifie, s'assimile ou fusionne à un moment ou un autre, à cette odyssée d'une nation en survie perpétuelle.
Le constat est alarmant et terrible, l'Inde des années 1970, c'est un pays : perclus de corruption, victime de calamités naturelles, grévé par des crises économiques, où l'abolition du système des castres n'existe que dans la loi, et enfin c'est une population épouvantée par des vagues d’assassinats sous couvert d'ignoble discrimination religieuse entre hindous et musulmans. Dés lors comment vivre quand on ne fait pas partie des classes privilégiées ? Quelle espérance peuvent avoir ces gens de peu ? Leur vie doit donc se résumer à cela : une cruelle plaisanterie ! Pas de juste équilibre dans les plateaux de la balance. Condamner à ne rien espérer de mieux du faiseur d'univers ! Peut-être déjà heureux de maintenir un bon équilibre entre l'espoir et le désespoir, eux qui mettent tant d'énergie, simplement, à ne pas mourir !
D'autant qu'Indira Gandhi, premier ministre décréta en 1975 un état d'urgence, soi-disant afin de remettre le pays dans le droit chemin, mais avant tout pour muselé une opposition de plus en plus vindicative au pouvoir en place. Et puis comment avoir confiance dans une nation où l'argent peut acheter la police, et la justice est vendue au plus offrant ? Et que dire des programmes d'embellissements de la ville qui incluent la destruction des bidonvilles, rejetant toujours plus loin ceux qui n'ont rien. Et ne parlons pas de ces programmes de vasectomies imposées de force par le premier ministre, d'autant que le manque d'hygiène déplorable de ces mutilations créèrent des amputations et des morts sans la moindre compassion. Les dirigeants du pays ont échangé sagesse et altruisme contre lâcheté et enrichissement personnel, telle une société pourrie du haut en bas, on ne peut s'empêcher de songer que le même mal ronge tous les pays du monde, à des degrés divers, certes, mais le ver est toujours dans le fruit, toujours.
Rohinton Mistry nous donne heureusement du baume au coeur en tissant des liens de fraternité entre castes, faisant allègrement fi d'une tradition archaïque et inhumaine. Certes les conséquences en seront parfois terribles, mais le fait que des personnes puissent tout risquer pour un geste altruiste, cela n'a pas de prix et élève l'homme.
Le titre de l'oeuvre : L'équilibre du monde, fait référence aux bases de la culture hindoue où le dogmatisme ancestral des castes a toujours prévalu sur l'ensemble de la société. En effet, en Inde la destinée de chaque individu est indissociable de son karma, soit on naît brahmane (prêtre), kshatriyas (guerrier), vaishyas (marchand), shudras (serviteur) ou enfin en bas de la société les intouchables (mendiants parfois mutilés pour mieux émouvoir le passant). Équilibre qui a tout d'une iniquité criante, mais paraît-il, il faut l'accepter sans broncher, vous ne risqueriez quand même pas de déséquilibrer le monde, petit effronté !!!
Au travers de cette histoire Rohinton Mistry nous donne à penser la fragilité du monde, le fait qu'une légère altération, une fine courbure vers l'ombre, une ambition fallacieuse peuvent modifier le long fleuve tranquille de nos vies. Comme un effet papillon tendance négative. On ne connaît son bonheur passé que justement quand il est passé. Les épreuves actuelles embellissent le passé. Alors soyons heureux aujourd'hui, les temps futurs sont si incertains !
A noter la référence admirative que fait Rohinton Mistry à l'une des plus grande oeuvre de Tolstoï : Anna Karénine, dont l'évocation subliminale m'a happé dés l'entrée en matière.
Bref, ce livre est bien plus qu'un roman banal et anodin, non, c'est un document poignant sur l'histoire de l'Inde depuis son indépendance le 15 août 1947. C'est pourquoi ce pavé de 882 pages se lit à grande vitesse, avec passion, consternation et mansuétude. A conseiller à tout lecteur avide de puissants moments émotionnels.
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