" L'homme qui savait la langue des serpents " de Andrus Kivirähk 18/20
Jadis, les Estoniens vivaient au coeur de la forêt en totale osmose avec la nature. Au point de parler admirablement le langage des serpents, permettant aussi de discuter avec une bonne partie du monde animal. Avantage leur procurant ainsi une nourriture sans effort, en appelant simplement les animaux au lieu de les poursuivre dans une chasse effrénée. Ainsi les Estoniens étaient un peuple libre, qui se gouvernait lui-même. Cependant au XIII ème siècle, venus par la mer, des chevaliers-prêtres teutons bouleversèrent les habitudes de vie des autochtones en apportant une nouvelle religion, l'agriculture et de nouvelles nourritures et boissons. Dès lors, fuyant le monde boisé, une grande partie de la population s'établit dans les plaines, changeant radicalement de mode de vie. Peu de gens résisteront aux attraits d'une soi-disante modernité, puisque seule, une poignée de personnages préféreront suivre les habitudes ancestrales des anciens, mais pour combien de temps encore ?
Sous les allures d'une fable d'un réalisme magique inspiré des foisonnantes sagas des pays nordiques, l'auteur estonien Andrus Kivirähk nous propose un magnifique réquisitoire contre tout obscurantisme.
Et puis pour réhabiliter le monde des serpents, il n'y a pas mieux, d'autant que ces créatures très fières, ne supportent ni la bêtise, ni l'étroitesse d'esprit des humains qui renient leur passé. Rien que ce paramètre promet déjà une lecture enthousiasmante.
Andrus Kivirähk ne ménage en aucun cas son personnage principal, Leemet, puisqu'il est le dernier homme de sa famille, le dernier garçon à être né dans la forêt, le dernier à parler la langue des serpents, le dernier à résister aux croyances affligeantes des humains, le dernier à avoir rencontré un poisson gigantesque, et le dernier à s'être occupé de la mythique salamandre : le puissant animal volant, symbole de la nostalgique suprématie du peuple de la forêt estonienne. Bref Leemet, c'est le dernier gardien des traditions, en somme : le dernier des Mohicans !
Il y a beaucoup de paroles qui résonnent étrangement sur le monde actuel, notamment quand Leemet s'exprime face à un chef du village en déclamant : J'ai vécu toute ma vie dans la forêt et je te le dis : les génies, ça n'existent pas. Ce n'est pas d'eux qu'il faut avoir peur, mais des gens qui croient en eux ! En effet dans ce roman, les superstitions n'ont pas de bornes, et d'elles découleront tout un processus de malheurs et de violences, ensemençant des drames successifs.
Néanmoins, tout aurait pu tourner autrement, avec juste un zeste de jugeote, un rai de lucidité, une ombre de clairvoyance, mais l'humanité n'est que ce qu'elle est : un être s'illusionnant de sa propre ignorance, avec les conséquences désastreuses que cela engendre fatalement.
Un roman sur la nostalgie d'un monde passé, trépassé, sans aucun espoir de retour, face à l'arrivée d'un modernisme arrogant de suffisance. A l'instar de Leemet, ayant grandi trop longtemps dans la forêt et ne pouvant plus s'adapter au village. Andrus Kivirähk nous dit avec pertinence que s'il est difficile de ne pas être de son temps, il est tout aussi vain et terrible de s'enfermer dans la défense d'un mode de vie ancien, dont quasi plus personne ne se reconnaît, tel un fantôme du passé, plus qu'un passé concret. D'où deux mondes qui s'affrontent dans une incompréhension totale, avec comme toujours le refus absolu d'écouter l'autre, de le considérer, et de lui donner simplement le droit d'être, d'exister, de vivre quoi !
Paradoxalement, malgré le côté tragique et dramatique de cette épopée, le ton est souvent léger, badin et même parfois humoristique, charme supplémentaire de ce roman complètement atypique.
L'écriture est à la fois si fluide si extravagante et si emballante, que la lecture progresse vite et sans effort malgré ces 450 pages, avalées pour mon cas en très peu de temps. C'est simple j'ai eu l'impression de lire une simple grosse nouvelle !
N'oublions pas de saluer l'imagination débordante d'Andrus Kivirähk, avec ses ours libidineux, ses anthropopithèques éleveurs de poux, son vieillard cul-de-jatte qui s'envole dans les airs, son Ülgas le sage des forêt qui le deviendra de moins en moins, mais surtout cette langue des serpents, permettant de communiquer avec le règne animal, comme une possibilité que nous aurions eu jadis, et qui au fil du temps, se serait diluée dans les méandres hasardeux de l'évolution. Grosse perte pour l'humanité !
Bref, une pure tragédie, un bijou de fantaisie, historique et philosophique, une oeuvre universelle, mais surtout un fervent plaidoyer contre toute croyance mystique. Inoubliable. A lire d'urgence !