21 juil. 2017



" La Vouivre "   de Marcel Aymé
Publié en 1943   16/20


      La Vouivre est cette créature mythologique issue de la tradition celtique et d'une légende de Franche-Comté, elle prend la forme d'une dragonne ou d'un serpent ailé. Marcel Aymé s'accapare de ce mythe pour en faire une jeune et belle sauvageonne, aux longs cheveux noirs, vêtue d'une robe de lin et arborant fièrement sur sa tête une tiare d'argent en forme de serpent, dont la tête dressée tient dans sa mâchoire un énorme rubis, d'un rouge limpide. La forêt, la rivière la Loue, les étangs et les quelques clairières qui entourent le village jurassien de Vaux-le Dévers, sont devenus le parc de jeux de la Vouivre. Elle ne se déplace jamais sans une cohorte de vipères lui servant d'armée rampante, très utile quand la convoitise de son bijou devient trop tentante pour les campagnards cupides, avides d'un profit colossal, même au péril de leur vie.
      Protagoniste principal de l'histoire, Arsène Muselier est un jeune paysan d'une vingtaine d'année, avisé, pragmatique et sensible. Depuis longtemps il est amoureux de Juliette Mindeur, une jeune fille de 16 ans. Il n'ose déclarer sa flamme : leur famille respective étant en froid depuis de nombreuses années pour d'absurdes broutilles, comme tant d'autres familles. Un jour d'été après une séance de fauchage, il rencontre la Vouivre se baignant nue dans l'un des cours d'eau, avec, posés sur la rive sa robe, son diadème et son rubis. Arsène, bien que gardant un oeil sur la pierre précieuse, n'aura d'yeux que pour la belle sauvageonne, dont la personnalité si anticonformiste l'intriguera beaucoup, sans parler de son passé quasi antédiluvien. Le chemin des deux amants se croiseront souvent, mais les villageois, perturber par le retour de la Vouivre qu'ils considèrent comme un être démoniaque, issu de la lignée de Satan, n'auront de cesse de combattre sa mauvaise influence sur les habitants.

      Par l'entremise d'une créature fantastique, aussi attirante que dangereuse, Marcel Aymé dresse une série de portraits souvent dramatiques, un rien cyniques, mais où il y a toujours de la substance, de la moelle à ronger. Chacun a son importance, plus ou moins grande, donnant au récit un croustillant, une épaisseur. Il y a d'abord le curé (bizarrement sans nom), horrifié par l'apparition de la Vouivre, il ne pense qu'à retrouver un rôle notoire dans la vie du village en organisant une procession afin d'unir tous les habitants autour de son autorité religieuse (qu'il a bien du mal à réunir tous les dimanches dans son église), dans une période où l'effritement de son cheptel l'inquiète sévèrement ; puis le Maire, M. Voiturier, écartelé entre représenter une vraie république laïque, et ainsi plaire à son député, et ses convictions profondes qui lui font chercher l'absolution dans les prières ; Juliette, celle qui n'attend que son Roméo (Arsène) se prononce enfin ; sa soeur Germaine, une jeune femme plantureuse et nymphomane, au point d'être surnommée " La dévorante " ; Requiem, le fossoyeur alcoolique qui à l'entendre n'est pourtant pas buveur, il voit en sa compagne Robidet, la femme ultime, la seule qui puisse le rendre heureux ; Victor l'ouvrier agricole depuis plus de 30 ans chez les Muselier, dont les forces s'émoussent avec l'âge et qui n'a jamais osé dire à sa patronne son attirance pour elle ; etc...

      Naturellement la Vouivre est dangereuse, puisqu'elle est le symbole de la liberté absolue, celle qui ne connaît aucune contrainte, aucune loi, en opposition à celle muselée des hommes qui ne sont que des papillons englués dans leurs principes, prisonniers à jamais d'une vie étriquée, aux contours définis par tant de conventions, qu'il leur faut un grand courage pour s'évader du cocon sociétal.

       L'écriture de Marcel Aymé, sans chercher l’esbroufe, est suave, bucolique et séraphique, elle ose nous proposer le patois d'une région, d'une époque au travers de mots si peu usités tels que : vouerie, endevenir, lamoi, rejinguer. Il écrit sur une campagne peut-être chimérique, pleine d'utopie, mais sous une âpreté patente, il nous convie à exprimer une certaine tendresse, et pourquoi pas nous parler d'amour, celui qui nous fait agir autrement, celui que l'on cache par pudeur, celui qui au final relie toute l'humanité malgré ses dissensions.

      Marcel Aymé parle avec une liberté, quelque part surprenante des relations sexuelles ou devrais-je dire de brefs coïts de ses personnages, consentis ou pas, comme-ci le monde paysan, son rapport à la nature laissait libre cours à tous les ébats possibles, entraînant peu ou pas de jalousie, puisque dans ce microcosme tout se sait à défaut de se voir. Ah, cet air pur, cette nature omniprésente, ces travaux des champs, ce soleil fougueux, rien de mieux que pour exacerber les sens.

      Comme tout lecteur féru, j'ai tiré des liens entre ce roman relativement court de Marcel Aymé et Crime et châtiment de Dostoïevski et Les enfants du marais de Georges Montforez, à vous de faire vos rapprochements.

      Marcel Aymé réussit le portrait, à la fois sans concession et ironique, d'un village du Jura au sortir de la première guerre mondiale, dont les nombreux protagonistes sont empêtrés dans leur contradiction. Il entrelace avec aisance conte surnaturel, étude de mœurs, rivalités et luttes entre le bien et le mal, pour en faire un baguenaudage bucolique jonglant entre jalousie, cupidité et humanité. Au final une parenthèse champêtre aussi dépaysante que venimeuse. Et lors de vos prochains jours de repos, vous ne pourrez plus vous approcher du moindre sympathique cours d'eau sans chercher du regard des traces du passage de la Vouivre. Attention, qui s'y frotte s'y pique !


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