" Boussole " de Mathias Enard 16/20
La nuit se pose sur Vienne et sur l'appartement où Franz Ritter, musicologue amoureux de l'Orient, peine à trouver le sommeil. Ondulant entre songes et souvenirs, nostalgie et désir, il explore les grandes étapes de sa carrière, ses enthousiasmes, ses rencontres et ses séjours bien loin de son Autriche : Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran, que des noms aujourd'hui dramatiquement connus, mais dont l'aura est toujours vaillante.
Tous ces souvenirs se cristallisent autour d'un amour impossible, celui de Sarah, l'incontournable, la fascinante et ensorcelante Sarah : une grande spécialiste de l'attractivité de l’Orient sur les écrivains, les savants, les peintres, les poètes et les explorateurs occidentaux du XIXème siècle et début XXème.
Sous la plume inspirée, folâtre et obsédée de Mathias Enard, tout se mélange dans un grand barouf : l'histoire des orientalistes muent par le désir de découvertes artistiques et archéologiques, son incompatible amour avec Sarah et l'actualité noire qui vient griffer ces beaux pays d'un effroyable écho dramatique.
Travail remarquable, d'une érudition folle quasi maniaque ! Ah, il n'écrit pas léger Mathias (excusez la familiarité) il trimbale des "tomes" de mémoire ; il nous délivre avec générosité toute une symphonie d'échanges culturels pour mieux nous faire appréhender le point origine de ces recherches, toutes amidonnées grâce aux sonates de souvenirs perdus ou simplement non ramassés. Mathias possède le don d'embraser ces éclats pour les métamorphoser en feu de joie littéraire, en hymne au métissage, par-delà les frontières et les divergences. Quel somme de travail derrière tout cela, même si l'ensemble peut paraître un peu fouillis et prendre l'allure d'un vrai capharnaüm. Quel grand moment de lecture à s'enivrer de ces souvenirs, qui, se bousculent d'abord, puis se chevauchent, s'emmêlent pêle-mêle comme dans un tableau abstrait, avant, tout simplement, de déborder de la feuille, telle une corne d'abondance, trop généreuse, trop riche !
Lire Boussole, c'est concéder à une longue flânerie, c'est s'abandonner corps et âme à un inventaire amoureux, c'est accepter de perdre pied, de ne plus rien maîtriser, de se laisser bercer par les chaos d'un voyage peuplé de visions oniriques à la lisière parfois de la folie. C'est (re)faire connaissance avec les grandes figures féminines ayant mis l'Orient à l'honneur : Ella Maillart, Lucie Delarue-Mardus, Jane Digby, Annemarie Schwartzenbach, et tant d'autres encore... Cependant, lire Boussole, c'est aussi essayer de comprendre les relations alambiquées entre l'Occident et l'Orient, construites sur un désir réciproque de rapprochement, mais trop souvent percluses d'incompréhensions patentes. C'est se résigner à avoir l'âme déchirée par la noirceur des régimes politiques couvrant d'un drap de deuil toute chose à sa portée. C'est s'emplir des bouffées de mémoires subsistant dans la nuit, avant d'être dissoutes dans le sablier du temps. C'est admettre tout ce que l'Europe doit à l'Orient et en finir avec cette idée absurde de considérer l'Islam comme une altérité radicale, car il y a aujourd'hui une nécessité de changer de perspective, d'ouvrir nos bras d'un côté comme de l'autre, et d'en finir avec les nostalgiques de la colonisation des uns et de la repentance incessante des autres. Il faut avancer, savoir mettre de côté le passé pour se tourner vers demain, écrire l'avenir ensemble. Et comme le dit Mathias : Je voulais montrer que l'Orient ne saurait être réduit à Daesh et aux islamistes, mais qu'il est aussi source d'une richesse culturelle.
Parmi tant d'autres, Boussole instille une réflexion sur le voyage, celui qui est vénéré par tant de gens ne vivant que pour cela. Ne serait-il pas un moyen de vaincre son propre malaise de vivre ou sa bile noire, comme l'écrit l'auteur ? Certains voient dans le voyage une catharsis, nourrie par une soif inextinguible de connaissance et peut-être aussi par une forme de mysticisme. Le voyage n'est-il malheureusement qu'un remède pour celui qui connaît son mal ? Car celui qui voyage pour simplement oublier ne peut que recouvrer ses problèmes au retour. Ou pire encore, le lot de douleurs et de lassitude est trimbalé dans les valises même du voyageur. A quoi bon fuir si ailleurs se vit comme ici. Fernando Pessoa, poète portugais, revient sous la plume de Mathias, comme un homme fortement concerné par cette idée, puisqu'il ne suffit pas de partir pour changer. Trop simple et si fallacieux.
Attention ! Méfiez-vous ! Mathias Enard est un écrivain dangereux, en effet ce livre renvoie à une foultitude d'autres de façon si exponentielle, qu’implicitement, le temps manquera cruellement pour s'enrichir de toutes ces propositions alléchantes. Et que dire des incitations à réécouter Mahler, Bizet, Schubert, Mendelssohn ou Beethoven ! Dangereux vous dis-je !
Je peux admettre, devant tant d'érudition et le caractère hétéroclite des confidences, qu'un certain lectorat puisse se sentir en perdition, quasi largué, ayant un mal fou à situer le Nord, en un mot : déboussolé ! Afin d'alléger sa logorrhée que d'aucuns trouveront indigeste et ses innombrables digressions à n'en plus finir, Mathias y insuffle par-ci par-là des notes d'humour, notamment grâce au voisin du dessus et à des considérations tournant autour de la médecine ; sans oublier les maladresses touchantes de Franz Ritter quand il meurt d'envie de séduire Sarah, mais qu'empêtrer dans son désir, il ne parvient qu'à se rendre ridicule aux yeux de sa dulcinée.
J'aurais pu encore longuement vous raconter Boussole, car une centaine de noms, tissant incessamment des fils d'or entre l'Ouest et l'Est, remonte du fond des déserts comme une rémanence d'un passé qui veut résister à l'oubli de nos mémoires. J'aurais pu aussi vous parlez de musique et de livres largement influencés par l'Orient, tant d'écrivains et compositeurs s'y sont frottés pour ressourcer leurs travaux, mais il faut être raisonnable et savoir se taire un peu, et laisser le silence des espaces désertiques bercer et ensabler nos oreilles toujours avides d'effluves exotiques.
Boussole est également un bel hommage aux point-virgule, tombés malheureusement en désuétude de nos jours où prime avant tout la phrase courte, de trois mots, parfois de deux, et hélas d'un seul !
Curieusement, j'aimerais savoir, parmi toutes les personnes s'étant procurer ce livre, combien d'entre-elles sont arrivées, exténués certainement mais ravis d'avoir vécu un si beau voyage, jusqu'au mot espérance, le tout dernier du roman ? Trop peu sans doute !
J'en retire un vrai plaisir d'avoir pataugé joyeusement dans le savoir de Mathias, et d'en avoir copieusement éclaboussé tous les curieux qui n'ont pas osé s'en approcher, de peur (qui sait ?) d'être touchés et salis par l'infâme et gros mot de CULTURE !
Pour conclure cette nuit de rêverie éveillée où Mathias Enard retrace, avec une érudition illimitée, l'épopée de tous ces orientalistes en quête d'un ailleurs dépaysant, plein d'exotisme, de déserts, de vapeurs d'opium, d'altérité heureuse, celle qui nous pousse à rencontrer l'autre afin de mieux comprendre celui qui vit différemment... mais je m'égare ! Pour conclure disais-je, je mets en exergue cette phrase de Lucie Delarue-Mardus comparant l'orientalisme à une rêverie, ou à une exploration trop souvent déçue : Les Orientaux n'ont aucun sens de l'Orient. Le sens de l'Orient, c'est nous autres les Occidentaux, nous autres les roumis qui l'avons.