La star de la musique Alex Bleach vient de décéder, noyé dans sa baignoire suite à une overdose. Vernon Subutex, la quarantaine, perd avec lui un ami, mais aussi celui qui payait généreusement son loyer. Vernon était un disquaire indépendant parisien, son commerce fonctionnait plutôt bien avant l'arrivée de la musique sur le web, malheureusement, comme tant d'autres, il dut déposer le bilan. La suite logique fut l'expulsion de son appart et un début d'errance dans la rue. Ayant toujours été d'une nature insouciante, débonnaire et flegmatique, se laissant porter par le courant de la musique, le voici contraint de faire appel à ses vieux potes, plus ou moins perdus de vue, pour le loger quelques jours. Trop fier pour avouer son indigence, il bidonne des raisons qui ne trompent personne. Il va ainsi connaître une succession d'hébergements momentanés, prétexte pour nous faire découvrir toute une galerie de portraits réalistes, tous d'anciens clients, d'anciens enfants du rock, véritables idolâtres de la galette vinyle. Le fait que Vernon détienne un précieux enregistrement filmé d'Alex Bleach, où il se confie, lance à sa poursuite une flopée de journalistes et autres, avides de faire fructifier ce qui pourrait se révéler être les confessions intimes et ultimes de la star défunte.
Virginie Despentes est douée pour brosser cette agrégation de portraits, chacun ayant droit luxueusement à son chapitre. L'auteure sculpte chacun d'eux dans une matière brute, sachant la travailler avec habileté, jusqu'à en sortir un personnage ciselé, souvent haut en noirceur, abîmé par la vie, mais criant d'authenticité. Virginie déploie alors une singulière faculté à les décortiquer intrinsèquement, jusqu'au noyau central afin de nous permettre de comprendre leur personnalité, à défaut de nous la faire aimer. Aucun jugement de valeur n'est porté, l’auteure décrit juste les étapes qui ont bâti leur caractère. Avec le temps, certains sont devenus trans, réacs, bien rangés ou toujours insurgés. Certes, le fil rouge est incontestablement Vernon Subutex, cependant, il existe essentiellement pour mettre en valeur une foultitude de personnages, comme en orbite autour de lui. Il apporte la lumière sur ces hommes et ces femmes qui ont comme point commun de rechercher un peu de plaisir dans un monde où le cynisme tient trop souvent lieu de loi absolue.
Naturellement, Virginie Despentes y met beaucoup d'elle-même dans le premier tome de ce triptyque, à l'instar de chacun de ses romans d'ailleurs. Sa sensibilité exacerbée, sa rébellion toujours vivace, sa dénonciation d'une société de sophisme, transforme un banal roman en une réelle comédie humaine contemporaine, voire en un bilan générationnel sur une période révolue où toute la technologie 2.0 était encore à l'état embryonnaire, ce qui permettait encore de privilégier la communication directe.
Evidemment, ce livre n'est pas à mettre entre toutes les mains, issue du slogan générationnel : "Sex, drugs et rock & roll", l'auteure écrit la dureté de la vie, ses angoisses, ses désillusions, ses eaux glauques, sans le moindre filtre. Les milieux sociaux, auxquels Vernon se frotte, illustrent parfaitement le propos cash voire hardcore sans pour autant être trash : celui d'une ex-star du porno en reconversion, d'un trader aux relents fascistes, d'une jeune islamiste déboussolée, d'une gauchiste riche, d'une transsexuelle épanouie et accomplie, d'un producteur outrancièrement mercantile et vaniteux, d'une SDF écœurée...
Virginie Despentes fouille dans les poubelles de la vie pour sublimer ces déchets en une chronique rugueuse, amère et toxique de notre société. Avec Vernon Subutex comme symbole d'une époque quasi caduque, bousculée par une autre, plus cynique encore, aux agissements et aux modes de pensée inédites, gravissant chaque jour une marche de plus vers un capitalisme inacceptable et une hégémonie dictatoriale.
Vernon Subutex est un décapage en règle de notre société, brutale mais juste, pas la société, le roman. L'Homme y est harponné dans ce qu'il a de plus vil, de plus infâme. Avec sa vision acérée d'une telle lucidité, je tends de plus en plus à comparer Virginie Despentes à Michel Houellebecq. Un Houellebecq au féminin quoi ! Rien de plus, mais rien de moins !
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