24 janv. 2019

" Chimères "   de Nuala O'Faolain   15/20

      Originaire d'une petite ville d'Irlande, Kathleen de Burca est journaliste pour un magazine de voyages à Londres.  A vingt ans, elle a fui sa terre natale et sa famille, sans un regard en arrière, voulant se libérer des poids des traditions qui étouffe la moindre velléité féminine. Depuis elle vit à Londres et parcourt le monde pour son métier où se côtoient horreur et beauté. Cependant, à l'approche de la cinquantaine, avec le décès brusque de son meilleur ami gay et le constat de son corps vieillissant, une faille par laquelle va s’immiscer son passé prend naissance. Une remise en question devient urgente et vitale. Dès lors, elle se prend quelques semaines de liberté et retourne en Irlande, trente ans après, sous le prétexte d’enquêter sur un fait divers remontant aux années 1850, époque de la grande famine : une aristocrate anglaise, Mme Talbot Marianne, est tombée follement amoureuse de son palefrenier irlandais, William, scandale monumental à l'époque. Quand la loi imprévisible de la passion s'affranchit de toutes les conventions. Sur place elle devra jongler avec ses émotions et faire des choix.

      D'emblée, c'est le style qui séduit, d'un naturel bienvenu, d'une simplicité étonnante et d'une lucidité transcendante, sans la moindre contrainte ni esbroufe mais avec une vraie profondeur. Ces singularités en font une histoire hautement plausible d'où suinte un vécu et une sensibilité toute féminine. D'ailleurs, ce livre écrit par une femme, sur les femmes et pour des femmes, vibre d'un bout à l'autre d'un mécontentement sinon d'un traumatisme, où constamment, de tous les pores de l'écriture remontent une finesse, une émotivité et un humanisme. A priori, ce roman n'est pas pour nous, les hommes, grossière erreur, bien au contraire, il nous met en face de notre égocentrisme tout masculin, et nous aide à mieux comprendre la condition féminine, opprimée par tant de siècles d'asphyxie patriarcale.

      L'histoire d'amour entre une aristocrate et un simple valet d'écurie, qui revient comme un fil rouge dans le roman, se glisse en parallèle, de façon même troublante, avec la vie de la narratrice, celle-ci parvenant même à s'identifier à Marianne. Ce portrait en miroir, outre le fait que nos vies ont déjà été vécues par d'autres, en devient universel, bravant les frontières et les années, né d'un instinct remontant à l'aube de l'humanité, inappréhendable et donc condamnable pour une société puissamment religieuse comme l'était - et l'est peut-être encore - l'Irlande.
      Dans la même veine,  Kathleen de Burca, avec sa conscience atavique d'irlandaise, s'interroge sur les compromissions pour ne pas dire les trahisons dont se sont inévitablement avérés coupables tous les survivants de la famine - hormis ceux qui ont immigré durant cette tragédie - en commençant par ses propres ancêtres. Et ses propres parents - enterrés depuis longtemps - et leur manque d'amour manifeste envers leur progéniture, est-il encore temps de leur pardonner ? Et enfin Kathleen de Burca s'interroge sur la haine antique des anglais envers le peuple irlandais, qu'ils considéraient - et considèrent peut-être toujours -  comme des êtres inférieurs, était-il temps de tourner la page, et d'enfin vivre autrement ?

      Les protagonistes bénéficient d'une belle mise en lumière, chacun vivant comme il peut avec les stigmates d'un passé et d'un présent bien lourd, où, trouver son propre équilibre de vie est loin d'être une panacée.

      Tragédies personnelles et historiques s'entremêlent avec talent dans ce roman écrit tout en émotion contenue. Malheureusement disparue depuis 2008 à l'âge de 68 ans, cette fougueuse et émouvante écrivaine nous livre une réflexion sans concession sur le poids de la société, sur la liberté individuelle et sur l'exil volontaire... tout un programme, tout un pan de vie sous le signe de la condition humaine.



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