22 févr. 2019


" Karpathia "   de Mathias Ménégoz   18/20


      Vienne 1833. Afin de défendre l'honneur de la jeune baronne autrichienne Charlotte-Amélie von Amprecht - dite Cara - qu'il est sur le point d'épouser, le comte Alexander Korvanyi - capitaine de l'armée austro-hongroise - ne manquant pas de panache, n'hésite pas une seconde à se battre en duel. L'honneur de la belle est ainsi sauf, mais il y laisse une douloureuse blessure à la cuisse. Décidant de quitter l'armée, le comte Korvanyi fuit alors le chic viennois, avec sa jeune épouse, pour s’installer sur les terres transylvaniennes de ses ancêtres magyars, en plein coeur des Carpathes, sur un vaste et montagneux domaine de famille : La Korvanya. Cinquante ans plus tôt, une effroyable jacquerie, menée par des hordes de serfs valaques, avait coûtée la vie à toute la noblesse hongroise habitant le château. Depuis, le calme est revenu, cependant, l'arrivée du nouveau maître des lieux, par son autorité, son arrogance et sa fierté, risque de briser l'équilibre précaire de la région. D'autant qu'un système féodal est toujours en vigueur entre les différentes populations locales : une communauté bigarrée qui se côtoie quotidiennement sans pour autant s'apprécier : les magyars, les valaques, les tziganes, sans oublier des contrebandiers et différents éléments révolutionnaires venus en partie de l'Empire russe avec l'idée, pour certains, de créer un état roumain indépendant. En vérité : cette Transylvanie a tout d'une dangereuse poudrière !
      Le jour où un enfant tzigane disparaît, les tensions se durcissent entre les communautés et les haines ancestrales ne demandent qu'à resurgir.

      Mathias Ménégoz nous livre, avec ce premier roman, un fantastique travail de reconstitution et de documentation. Loin d'empêtrer le récit dans une lourde boue historique, cela crédibilise l'histoire en lui octroyant un surplus de vraisemblance. Entrant ainsi dans une autre dimension, celle d'un Alexandre Dumas... excusez du peu ! De plus, les protagonistes, qu'ils soient serfs ou nobles, ne sont jamais réduits à leur statut de classe. En effet, chacun réagit en fonction de facteurs multiples : groupe, patrie, rang, croyance, sans oublier les intérêts et les ambitions. Dès lors, pas de cliché, chacun devient une particule quasi-libre, qui, telle une boule de billard, peut bousculer une harmonie apparente ou souhaitable, et créer une sérieuse entropie.

      Avec ce roman, les thèmes ne manquent pas, d'abord celui du chien dans un jeu de quille, où, le noble magyar comte Korvanyi, imbu de sa personne, aggrave une situation délicate par maladresse, par rigueur germanique et par intégrisme seigneurial. Suit, le drame classique en montagne du loup ou de l'ours qui dévore brebis et mouton et viole de jeunes paysannes, à moins que derrière tout cela ne se cache la main de l'homme. Puis vient le thème incontournable de l'obscurantisme basique ou de la bêtise superstitieuse du serf valaque qui voit l'action d'un vampire dans chaque fait inexplicable autrement. Enfin, l'effet miroir agit de plein fouet entre, 1783, et la révolte des serfs opprimés par la noblesse magyars, et 1789, la révolution française. Toujours et éternellement des peuples écartelés, des souffrances multiples, des médisances discriminatoires, des exploitations de l'homme par l'homme, comme un reflet ténébreux, un écho infini d'un refrain tragique

d'une histoire sanglante qui bégaye sans fin jusqu'à aujourd'hui.
Illustration par la parole du comte Korvanyi : Ne sentez-vous pas que ce n'est pas seulement tout ce que nous possédons qui est en jeu mais aussi et surtout tout ce que nous représentons, tout ce que nous sommes, de par le legs sacré de nos ancêtres !

      La grande intelligence du roman vient du fait que le lecteur, devant la complexité de la situation et les odieux massacres qu'elle occasionne, ne peut raisonnablement choisir un camp. En effet, d'une part ces grands seigneurs infatués de leur noblesse n'hésitent pas à pendre le moindre malheureux coupable d'incompétence ou de gestes rebelles, et d'autre part, ces serfs condamnés à vivre sous le joug de quelconque maître, ne conçoivent le moindre salut sans l'extermination de tout ce que représente la noblesse. Tout est en excès, tout n'est que folie. Tel va le monde, sans mesure, sans l'once d'une bienveillance, sans sagesse, en un mot : sans intelligence !

      Inhérent à cela, Mathias Ménégoz met le doigt sur l'inextricabilité de certaines situations où l'imbroglio n'a d'égale que l’enchevêtrement des identités, des énergies, des volontés en présence. Quand en plus, viennent se greffer des considérations religieuses, culturelles ou de justice sociale, sans bonne volonté de chaque partie, le pire des scénarios devient inéluctable.

      En dehors de cette brillante faculté de décortiquer les tenants et aboutissants d'un monde bouillonnant de certitudes et de légitimité à la révolte, Mathias Menegoz sublime l'ensemble par une belle plume, d'une agréable richesse narrative et d'une plaisante érudition. Pour un premier roman, l'obstacle est admirablement franchi.

      Fruit d'une quinzaine d'années de recherche, Karpathia se révèle être une notable et redoutable fresque historique où les haines immémoriales de différents peuples sont ravivées par des faits divers, réduisant si facilement l'homme à l'état de bête sauvage.


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