Au coeur de l'Angleterre prospère de l'ère victorienne, il existe un peuple évalué à un tiers de la population, un peuple qui ne profite pas de de cette opulente manne financière, bien qu'il y contribue largement, un peuple sans avenir, un peuple de misère surnommé " Le peuple de l'Abîme ".
Afin de nous faire prendre connaissance de ces laissés-pour-compte, Jack London, en août 1902 et pendant sept semaines, n'hésite nullement à changer de costume, si je peux dire, pour s'immerger dans la population miséreuse de l'Est de Londres. Vêtu de loques afin de passer inaperçu, il s'approche au plus près de la terrible réalité du terrain et réalise ce que maintenant nous appellerions une enquête d'investigation.
Ce peuple de travailleurs était irrémédiablement pénalisé par des salaires iniquement bas, cela suffisait à peine pour se loger et ne pas mourir de faim ; quand en plus l'infortuné était marié avec plusieurs enfants, il devait résoudre alors une équation sans solution. La déchéance physique et morale était inéluctable. Faut-il y ajouter une usure corporelle prématurée, l'accident de travail, la maladie, puis une mort libératrice ? Faut-il pour autant condamner moralement de nombreux travailleurs qui chercheront un dérivatif à la misère inexorable dans l’alcool ? Comme l'écrit si admirablement Jack London : Pour ces hommes et ces femmes infortunés, le malheur le dispute au malheur jusqu'à ce que la mort les libère.
De plus, menée à petite échelle, la charité des assistances publiques, de l'église ou celle émanant des riches, telle qu'elle est pratiquée alors, c'est-à-dire de façon orientée et grandement abusive, tient plus de l'expédient pratique et rentable que d'une thérapie humaine et salvatrice.
Devant un tableau aussi désastreux, devant une minorité d'hommes vivant dans un luxe indécent, devant une majorité d'autres hommes vivant comme des sous-hommes en ne bénéficiant pas des richesses qu'ils créent, doit-on se résigner ou crier son dégoût et sa rage ? Ai-je besoin de tirer un parallèle avec, depuis novembre dernier, la vague jaune qui tente de tirer le signal du désespoir ?
Grâce aux maints et maints témoignages, documents administratifs et judiciaires rassemblés, on prend connaissance de ce monde immonde, avec en surplus, la logorrhée, la sensibilité et l'humanité d'un écrivain concerné et responsable.
A lire certains chapitres très chiffrés ou nourris de relevés et de rapports détaillés, on a le sentiment, derrière la démarche de l'auteur, d'une volonté scientifique sous-jacente, comme l'ambition de prouver ses dires au cas où certains trouveraient à redire voire pire. Jack London veut un essai inattaquable, un essai éthique par respect pour toute cette population, injustement condamnée à survivre dans des conditions innommables et qui ne demande qu'une chose, une seule, vivre dignement de son travail... rien de plus.
L'une des originalités du livre, outre sa démarche avant-gardiste, tient au fait que l'auteur est également issu de la classe ouvrière, ainsi l'expérience de la pauvreté fait partie intégrante de sa propre jeunesse, de son ADN, comme on dit aujourd'hui, même si elle était située à Ockland, aux Etats-Unis.
Une fois de plus, Jack London nous offre un travail remarqué et remarquable, tant par sa qualité littéraire, sa pertinence et sa résonance, sachant appuyer là où cela fait mal. Une vraie réussite pour un écrivain, à mon goût, un peu trop minoré sinon ignoré par les soi-disant bien pensants. Jetez-vous-y les yeux fermés... enfin, c'est juste une image !