" Danser les ombres " de Laurent Gaudé 18/20
Début Janvier 2010, la jeune Lucine fait le voyage de Jacmel à Port-au-Prince pour annoncer le décès de sa soeur Nine. La ville réveille chez Lucine la réminiscence des heures affectives, jubilatoires et sinistres des manifestations d'étudiants contre le pouvoir en place 5 ans plus tôt. En reprenant contact avec Port-au-Prince, Lucine sait qu'elle n'en repartira plus, elle doit rebâtir, ici, l'avenir qu'elle s'était promis à l'époque.
Laurent Gaudé est un écrivain voyageur jonglant entre douceur poétique et réalisme tranchant. Il le prouve une fois de plus en orchestrant un ballet apocalyptique entre les vivants et les morts dans une effroyable tragédie sismique.
D'emblée, Danser avec les ombres se vit comme une plongée dans le coeur d'une ville bouillonnante où le vacarme de la circulation, les parfums des marchés, le grouillement d'une population et les croyances vaudoues composent toute l'âme d'un pays, d'une nation. Parmi cette effervescence, quelques existences s'entremêlent : il y a Lucine, souhaitant reprendre sa vie d’antan ; Firmin, ancien tonton macoute recyclé en chauffeur de taxi, qui tue son ennui avec des combats de coqs ; Saul, médecin sans diplôme, offrant ses connaissances aux plus pauvres ; Jasmin, un géant obnubilé par les femmes mariées ; Lily, une jeune femme atteinte d'une maladie incurable ou encore le vieux Tess, n'aspirant qu'à la convivialité dans son ancien... bordel ; sans oublier, planant sur la ville, l'ombre de Nine, Nine la voluptueuse, Nine la mangeuse d'hommes.
L'oeuvre se scinde en deux parties équilibrées, la première décrivant, après des années de combat contre la dictature des Duvalier (père et fils) et celle d'Aristide, un retour à une existence plus douce où la vie reprend enfin un cours relativement normal, l'autre partie raconte l'horreur d'une terre qui s'ouvre pour manger ses enfants (plus de 230 000 morts et autant de blessés le 12 janvier 2010), puis, passé le désastre, comment les individualismes s'allient en un effort pragmatique pour extirper des mâchoires de la terre les vies qui peuvent encore être sauvées, ou les corps sans vie. Enfin, Laurent Gaudé convoque Camille Saint Saëns et sa Danse macabre pour faire bouger ensemble, dans une ronde frénétique et une communion solennelle, l'ombre des morts et les corps des survivants.
Une nouvelle fois, comme il l'avait déjà fait dans Les portes des enfers, Laurent Gaudé, réinitialise le thème de la mort, cette fois-ci sous l'angle vaudou, c'est-à-dire entouré de toute la panoplie liée à cette superstition : esprits en vadrouille, signes mystérieux, présences suspectes et phénomènes inexplicables. A partir de là l'auteur jongle avec la frontière, parfois ténue, séparant la vie de la mort. Au point de ne plus être surpris de voir des morts se mêlant, s'associant, s'imbriquant à la vie quotidienne d'une population que rien ne surprend, trop habituée à voir la mort déambuler partout. Dès lors, avec cet énoncé découle une interrogation : quels personnages sont déjà morts, sans le savoir ?
Aidé d'une plume lyrique, Laurent Gaudé nous dessine, malgré le poids écrasant des épreuves que le peuple haïtien, peuple maudit, a subi depuis la nuit des temps (esclavage, ouragans, dictatures, tortures, séismes), une solidarité et une fraternité indispensables à tout peuple digne de ce nom, traçant ainsi la route à une belle résurrection, inhérente à l'existence d'un demain.
A la fois célébration de l'amitié, danse macabre et hymne à la renaissance, Danser avec les ombres dresse également un vibrant hommage au courage du peuple haïtien. De surcroît et en miroir, il conceptualise un devoir de mémoire à la cohorte de tous ceux qui nous ont quitté. Ce roman, s'il était musique, porterait simplement le nom de... Requiem, d'un magnifique Requiem à l'image de celui de Mozart, ou encore mieux... de Brahms. Quand la littérature s'osmose avec la musique dans un fantastique universalisme.