" Les douze tribus d'Hattie " de Ayana Mathis 14/20
En 1923, afin de fuir la Géorgie et la ségrégation raciale, Hattie, une jeune fille de 15 ans, débarque avec sa mère à Philadelphie. Avec, chevillé au cœur, l'espoir de vivre une vie meilleure où le mot liberté aura un sens. Forte de l'énergie de sa jeunesse, elle épouse August, dans la foulée naissent des jumeaux. Mais la vie est loin d'être un long fleuve tranquille.
Il paraît que les gens heureux n'ont pas d'histoire. Avec ce roman les histoires fussent, c'est dire s'ils sont heureux !
En référence aux douze tribus d'Israël, chacune participant à la naissance d'une société, Hattie aura à s'occuper de douze enfants qui égraineront au fil d'un moment de leur vie l'histoire de l'Amérique du XXème siècle. Chaque chapitre est consacré à un ou deux enfants d'Hattie, dessinant ainsi en creux le portrait d'une mère que l'on dit sans amour pour sa progéniture, tant les gestes de tendresse sont inexistants. Comme le dit Bell, l'une de ses filles : Peut-être que maman ne savait pas qu'elle était censée nous aimer. Cependant, les choses ne sont jamais si simples, les dents acérées de la vie modifient nos comportements. Chacun porte sa croix, dans la dignité ou la trivialité, le chemin est toujours tortueux, et les ornières multiples.
A la lecture de ce roman, par sa maîtrise, par son ambition et son ampleur, il est difficile de croire qu'il s'agit d'un premier roman. La plume y est dense et sans fioriture, elle coupe dans la chair sans vergogne, laissant sur les pages la plus douloureuse des vérités.
La force de ce roman réside dans la véracité des protagonistes, au premier desquels, même si elle n'a pas droit au "chapitre", Hattie apparaît : cette mère de famille incompréhensiblement complexe, épouvantablement malheureuse et sinistrement froide. L'auteure choisit de ne pas divulguer la prime jeunesse d'Hattie, au lecteur, à travers la narration de ses enfants de s'en faire une idée : Aimer Hattie n'avait jamais été chose aisée. Elle était trop silencieuse, on ne savait jamais ce qu'elle pensait. Elle était constamment en colère et si dédaigneuse lorsque ses grandes espérances étaient déçues. Hattie est le symbole de toutes ces femmes noires qui affrontèrent dignement les cataclysmes de la vie. Par souci de ne pas déflorer tout le texte en évoquant chaque enfant, je me contente d'évoquer juste le mari d'Hattie : August, un homme fade, inconstant et alcoolique qui se laisse bousculer par une société qui n'attend rien de lui. D'ailleurs, sous les mots de l'auteure, les hommes sont loin d'être des êtres valeureux, tous sont plus ou moins coureurs, joueurs, alcooliques, fainéants, menteurs et violents. Par contre, les femmes, constamment outragées, restent droites et dignes dans leur pauvreté, leur isolement, leur cocufiage, juste bonnes à élever, sans le sou, des chapelets d'enfants.
Outre les portraits entremêlés d'un roman choral, Ayana Mathis décrit une société où s'imbrique le fol espoir, la désillusion, l'abandon, la maladie, la religion, la pauvreté, l'alcoolisme, l'homosexualité, la guerre du Vietnam, la discrimination et la condition des femmes noires.
La construction du roman me fait songer à une succession de nouvelles ayant pour centre de gravité commun : Hattie. Ces douze fragments sont malheureusement de qualité inégale. Autant la puissante fureur du premier chapitre, terriblement magnifique par la forme et le fond, autant d'autres, inutilement longs, traînent leur langueur et leur neurasthénie sur des pages et des pages. La force intrinsèque des meilleurs chapitres met inévitablement en relief la faiblesse des moins bons. De surcroît, sa description systématiquement accusatrice d'un patriarcat abjecte, nous dessine, également en creux, le portrait d'une écrivaine trop jeune pour être apaisée, trop révoltée pour prendre un ou deux pas de recul. Nul infime rayon de soleil pour enluminer la noirceur d'un premier roman qui jongle perpétuellement entre nuit et ténèbres.
Les douze tribus d'Hattie est le portrait, en filigrane, d'une femme et mère de famille noire qui ne veut en aucune façon offrir des gestes de tendresse à sa progéniture, afin de mieux les armer pour affronter les innombrables chaos de la vie. Bouleversant et noir.
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