18 sept. 2020


 " Le cœur cousu "   de Carole Martinez   17/20


      Santavela est un village perdu au cœur de l'immense Andalousie, où, de générations en générations, une lignée de femmes se transmettent une boîte en bois bien mystérieuse. A son tour, Frasquita, une toute jeune fille particulièrement douée pour les travaux d'aiguille, y découvre ce qui sublimera sa vie : un mirobolant et fabuleux nécessaire de couture. Son don exceptionnel de couturière fera naître la jalousie d'autrui, lui créant ainsi une réputation de magicienne ou pire... de sorcière !

      D'emblée, comme dans tous ses romans, Carole Martinez nous séduit par l'organisation de ses mots. Elle nous brode une langue lyrique gonflée de poésie et de mystère. Une langue qui enveloppe tout d'une langueur caressante et enivrante. Une langue pleine d'amour, de chair, de sang, de larmes et d'espoir. Une langue vivante quoi ! On devine aisément, derrière cette plume domptée, de longues et patientes séances de broderie autour du vaste monde des mots.

      Le cœur cousu est, avant tout, un hymne à la liberté face à un patriarcat inflexible qui impose tout à la gente féminine et s'autorise tout pour lui-même. Un livre féministe ? Certes, écrit par une femme pour un public féminin : les hommes y sont décrits comme machos, inconscients, veules et pervers. Triste réalité d'une époque peut-être pas si aussi révolue que cela.

      Sa dextérité dans le maniement des fils et des aiguilles permet à Frasquita d'user de son génie pour raccommoder, réparer, recoudre les lambeaux de la vie et les bords du monde pour éviter qu'il ne s'effiloche encore plus. Vécue comme un don de Dieu, d'un Dieu miséricordieux, d'un Dieu d'amour, cette aptitude "divine" lui créera bien des ennuis, bien des tourments. Alors ce don : malédiction ou bénédiction ? Tout cela à la fois, de surcroît, étant la première de cordée d'une lignée d'enfants ayant reçu, eux aussi, une faculté à leur naissance, ils devront ensemble faire face à l'adversité. Avec un peu d'emphase ou d'exagération, on pourrait les comparer à une famille de "super-héros", tous prêts à aider leur prochain par maints tours autant envoûtants que merveilleux. Cependant, devant l'amplitude de la tâche, tous avancent en marge de leur vie, incapables d'exister pour eux-mêmes, portant le lourd poids de fautes qu'ils n'ont point commises. Dès lors, devant l'océan de douleur charriée par une humanité en voie de déliquescence depuis la nuit des temps, leur lignée peut se considérer comme sacrificielle, une terrible lignée de damnées !

      Derrière ce cruel récit aux allures de conte, Carole Martinez met le doigt ou la plume sur toute cette population d'hommes et de femmes qui vivent en marge de la société : ceux qui pensent, agissent ou s'interrogent différemment de la majorité, ceux aussi qui par un handicap ou par une intelligence hors-norme sont montrés du doigt, d'un doigt accusateur. Peut-être faut-il une forme de courage pour abattre les hauts murs de l'altérité ? Mais une civilisation dite civilisée ne peut pas faire fi de cette richesse atypique si mésestimée et si inexploitée.

          La propension de l'écrivaine à ce réalisme ésotérique n'est pas sans le rapprocher de celui d'auteurs sud-américains, notamment d'un Gabriel Garcia Marquez. Son origine ibérique n'y est sûrement pas pour rien.

      Le cœur cousu est un roman issu des douleurs muettes de nos mères, toutes soumises dans l'inique palais des hommes, où la grâce de la plume le dispute au charme tout à la fois féerique et toxique de cette maudite lignée.


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