" Opus 77 " de Alexis Ragougneau 18/20
Derrière tout pygmalion se cache-t-il un harceleur psychologique ?
Alexis Ragougneau, ce jeune auteur, déjà si talentueux, nous invite à découvrir les coulisses obscures du monde de la musique classique à travers le prisme de la famille Claessens, une famille où une douleur sourde rode, née des excès des passions et des comportements obsessionnels.
Ariane, la fille de la famille Claessens, elle-même pianiste émérite, va nous dérouler le fil de l'histoire familiale par petites notes et en multipliant les flash-back. Elle nous raconte son père, un homme à l'égo surdimensionné qui choisit de consacrer toute sa vie à la musique classique, d'abord comme pianiste concertiste, puis, quand les mains perdent leur agilité, il devient chef d'orchestre. Cet homme de pouvoir n'aura de cesse de vampiriser sa famille dans le dessein de toujours privilégier son art. Par amour pour cet homme, Yaël, une chanteuse lyrique d'origine israélienne, quitte son pays, sa famille, ses amies, mais tous ces renoncements ne servent qu'une cause : celle du maestro, dont elle a deux enfants : Ariane et David. Obligatoirement musicien, David choisit le violon, peut-être par rebellion, mais aussi par peur de ne pas être à la hauteur des exigences de son père. Il devient un violoniste prodige à deux doigts de la reconnaissance mondiale, mais, lors du prestigieux concours " Reine Elisabeth " synonyme de lancement de carrière, le jeune David, survolant la finale sans égal, va commettre l'irréparable. C'est ce drame qui fera l'ossature de ce roman.
Alexis Ragougneau atteint littérairement son point d'acmé avec le récit de la finale du concours, où, sous la direction de son père, David interprète ce fameux et terrible opus 77 de Chostakovitch. Durant quelques pages grandioses, la description atteint un tel lyrisme, qu'il est impossible de rester de marbre. En effet, le dialogue musical entre le père et le fils exprime tant de sentiments, que le lecteur est aspiré par les mots, par les notes, il ressent la force vitale de la musique jouée constamment sur le fil tendu de la rupture. Ce n'est pas un concours qui se joue, mais le combat d'une vie, de toute une jeune vie. Les corps vibrent, les chairs sont à vif, les notes sont des armes, puis des caresses d'amour. Comment se relever d'une telle communion musicale ? Comment rester insensible à ces deux âmes qui se cherchent, qui se retrouvent et s'unissent enfin, dans une osmose splendide mais si éphémère ?
Par les mots et sous la forte l'influence de l'opus 77, deux vies s'imbriquent et entrent en résonance : celle de David et celle de Chostakovitch, tout deux confrontés à un totalitarisme, celui d'un père d'un côté et celui d'un pays de l'autre. En effet, le compositeur Chostakovitch vécut, tout au long de sa jeunesse dans une terreur indicible sous le joug stalinien, s'attendant chaque matin à être arrêté et fusillé pour avoir déplu, par ses créations musicales, au parti bolchévique. Ainsi, annihilant les époques et les hommes, les luttes se rejoignent à travers la puissance intrinsèque de la musique.
Naturellement, ce roman vise l'incommunicabilité entre les êtres, toutes ces douleurs tues, tous ces désirs inassouvis et toutes ces quêtes de mots d'amour jamais prononcés. Avec en filigrane, cette autre question : comment se faire estimer et aimer de sa progéniture et de sa femme tout en restant soi-même ? Terrible, insurmontable et éternel dilemme !
Côté coulisse, Alexis Ragougneau n'a pas son pareil pour démystifier l'industrie du disque classique. Elle aussi mise et fonctionne en priorité sur l'apparence, le charme et la beauté, avant de s'intéresser au fond. Si vous êtes un jeune prodige et que votre physique est parfait, votre carrière est assurée ; si vous maîtrisez totalement votre instrument, mais que vous êtes loin d'être un Adonis ou une Vénus, vous allez ramer longuement avant d'avoir un léger espoir de percer. Sans parler des critiques qui aiment être caresser dans le sens du poil, sinon, gare à votre carrière.
Alexis Ragougneau fait preuve d'une grande maîtrise de la plume, il sait l'enrichir et la dénuder sans l'appauvrir ; de surcroît il utilise adroitement l'art subtil du point-virgule, comme une pirouette à tous ceux qui méprisent tant cette originalité de la langue française.
Opus 77 est un psychodrame familial virtuosement interprété et admirablement écrit, quoi demander de mieux ?
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