" Le gang de la clef à molette " de Edward Abbay 18/20
Une intelligente épopée écolo-déjantée !
Pendant les années 70, écœuré, puis révolté de voir les magnifiques paysages du Colorado, de l'Utah, de l'Arizona et du Nouveau Mexique souillés, pour ne pas dire défigurés, par des industriels irrespectueux d'une nature sans défense, un quatuor d'insoumis décide de se mettre en ordre de bataille en pratiquant dorénavant l'éco-terrorisme. Parmi ces quatre rebelles, il y a le Dr Sarvis, un chirurgien entre deux âges, persuadé que les leucémies, les cancers, notamment celui du poumon sont dus aux diverses pollutions ; il y a Bonnie, sa secrétaire et maîtresse, une belle jeune femme qui veut être utile à un monde écoresponsable ; il y a Seldom Smith, à la fois mormon, polygame et guide de rivière, qui ne comprend pas que Dieu laisse défigurer son monde sans réagir, heureusement Smith est là pour palier à cette absence ; enfin il y a Hayduke, un ancien combattant du Vietnam, le plus déjanté de la bande, qui ne pense qu'à dynamiter tout ce qui dérange sa propre liberté et son espace naturel.
Peut-être faut-il un temps d'adaptation pour pénétrer dans la beauté d'un texte un rien foufou qui peut désorienter au premier abord, mais une fois chaud le moteur de lecture tourne rondement, et le plaisir de lire jaillit, presque à notre corps défendant.
Cela fait un bien fou de savoir que la destruction orchestrée des milieux naturels ne laisse pas tout le monde indifférent. En effet, devant ces images déplorables d'une terre agonisante sous les coups de boutoir d'un capitalisme insatiable, nos quatre héros incorruptibles vont mettre des bâtons de plus en plus gros dans les roues d'un système où profit outrancier rime avec je-m'en-foutisme. Sans pour autant cautionner cette apologie du sabotage doctrinaire et inconditionnel de tout ce qui empoisonne notre eau, notre air et notre terre, cette position extrême à l'intelligence d'ouvrir le débat et de mettre sur la sellette la question essentielle du prolongement de notre existence sur Terre, avec le risque de notre disparition à plus ou moins long terme. Que doit-on faire ? Danser sans concession au bord du volcan en profitant de toutes les occasions que l'argent et l'insouciance nous offrent, ou, en vivant en belle intelligence avec notre environnement, ménager toutes nos ressources pour perdurer dans le temps, pendant encore des siècles et des siècles. Afin de faire mieux passer son message d'asservissement de l'esprit, Edward Abbey glisse ça et là de bonnes doses d'humour, cela équilibre avec la noirceur du propos.
Quel plaisir de déambuler avec nos justiciers, quelque peu "Pieds nickelés", dans le grand Sud-Ouest américain, parmi les canyons, les arroyos et les mesas, les paysages sont gigantesques et les lumières incandescentes éclaboussent le lecteur par son omniprésence. Ces terres si fabuleuses où d'ancestrales tribus indiennes ont vécu en paix si longtemps, avant que l'homme blanc et sa modernité viennent tout saccager en balançant un pied dans cette fourmilière d'harmonie. Qui sait que sous le monumental lac artificiel de Powell se cachent, engloutis, des trésors de beauté naturelle, désormais invisibles ? Tout cela pour faire vivre la verrue immonde appelée Las Vegas, pour faire tourner sans fin des climatiseurs exsangues, éclairer des parking la nuit, bref, comme le dit l'auteur : ...pour maintenir en vie cette phosphorescence de gloire en putréfaction que l'on appelle la Ville...
De surcroît, Edward Abbey nous glorifie d'une plume alerte, pleine de charme et d'esprit. Je me suis surpris à relire certains passages plusieurs fois, juste pour le plaisir des mots, si bien ajustés, qu'il serait dommage de les oublier si hâtivement, dans sa course vers la page suivante.
On peut regretter le côté simpliste du titre qui relève plus du roman de gare à deux balles, que d'une admirable fable humaniste qu'il est véritablement.
Ce roman est une fiction insolente, subversive et explosive, tel un road movie sans limite où quatre révoltés vont amener le lecteur à s'interroger sur le sens profond de nos vies. Un livre essentiel, un livre qui souffle un air pur et revivifiant, une ode aux espaces sauvages. Un beau cri d'indignation contre tout le mal fait à la nature, donc à nous-mêmes.