22 nov. 2021


 " La fabrique des salauds "   de Chris Kraus   17/20

    

      Tout débute en 1974 dans une chambre d'hôpital à Munich, dans une République Fédérale Allemande apparemment pacifiée. Deux êtres, aux portes de la mort, vont discourir ; l'un, Konstantin Solm, un vieil homme avec une balle nichée dans la tête, veut libérer sa conscience lourdement plombée, l'autre, un jeune hippie pacifiste voit en chaque individu un être formidable. Alité, il n'a rien d'autre à faire qu'à écouter le récit de Solm qui s'avérera des plus glaçant ! Il débute par son enfance dans les années 20 à Riga, en Lettonie, sa carrière dans l'Allemagne nazie, puis comme espion dans la toute jeune RFA. Konstantin vivra des relations compliquées avec son frère ainé, Hubert, oscillant entre amour et haine. Leur amour commun pour leur sœur adoptive, Ev, les portera en haut de l'Olympe avant de les précipiter dans les gouffres insondables du tourment. Ce récit va épouser tout un pan du XXème siècle de Riga à Moscou et d'Auschwitz à Tel Aviv.

      Partant de faits réels, Kris Klaus convoque la littérature et la nature humaine dans une danse folle entre le bien et le mal, entre la vie et la mort ; l'ensemble soumis aux soubresauts d'un siècle apocalyptique.

      Dans le violent désordre que furent les années 30 et 40, les deux frères Solm obéirent plus à leur instinct de survie qu'à leur conscience humanitaire ; dans ce chemin tortueux bordé de traitrise et de sang, peu à peu, au fil de l'innommable, ils ne peuvent rejoindre que leur lieu de crucifixion psychologique et physique, seul moyen expiatoire à leur inqualifiable comportement.

      Dans le dessein de contrebalancer l'élan mortifère des deux frères, prêts à tout pour survivre en conservant un vrai rôle dans l'Allemagne nazie et même après, le personnage féminin d'Ev est essentiel, il est notre humanité, il est le seul regard bienveillant extérieur, il est la probité, il est le jugement face à l'hypocrisie, il est l'oxygène qui permet une lecture digne, tant l'ignominie culmine partout. De surcroît, ce prénom biblique se veut le symbole de la femme mythique, idéale et pure ; l'auteur tisse également un lien avec la pomme mordue en couverture, nous susurrant ainsi perfidement à l'oreille que le mal (le nazisme), au tout début, à une image alléchante et séduisante, avant de devenir un monstre, mais il est déjà trop tard : la pieuvre noire a déjà étendu ses tentacules partout.

      Le personnage de Konstantin est terriblement ambigu, par lâcheté il devient nazi, par amour il devient le pire des traîtres. Il est si prompt à justifier ses actions, à s'inventer de toutes pièces un équilibre spirituel, car il est entièrement dépourvu de sens moral. Le pire de tout étant qu'il est foncièrement persuadé d'être un type bien, comme tant d'autres qui aiment s'abandonner à la douce chaleur de leur propre vérité, mus par une foi fallacieuse. 

      L'un des aspects les plus sidérant du roman, celui qui fait écarquiller nos yeux, est d'apprendre le nombre effarant d'SS, qui sentant le vent de l'Histoire tourner, se sont dépêchés de nouer des contacts avec les services secrets alliés, afin de souscrire une assurance-vie grâce à la mine d'informations qu'ils purent fournir, notamment sur l'URSS. Car déjà en filigrane, les prémices de la guerre froide étaient en gestation. Ainsi, sur l'autel des raisons bassement géostratégiques difficilement admissibles pour le commun des mortels, le recyclage des anciens dirigeants nazis allait bon train. Le monde secret du renseignement ne s'embarrasse nullement de principes moraux. Dès lors, une question se pose : qui, du salopard nazi ou de son protecteur opportuniste, est le plus abject ? Ou, sous couvert du principe fallacieux de liberté, tout, y compris l'innommable, est-il permis ?

      Afin de nous faire parcourir l'ensemble de sa sombre saga historique où la géopolitique est la nef des fous, Chris Klaus jongle délicatement entre humour et cynisme. Autre paradoxe : sous une plume élégante, la lecture coule paisiblement le long des rives boursouflées des arêtes de l'Histoire.

      Peut-être faut-il regretter quelques longueurs dans la dernière partie, comme-ci ce marathon littéraire de plus de 1 000 pages était assailli par un manque de carburant en fin de parcours. Mais quel livre est parfait ?

      Ce roman tient de la même veine du Goncourt 2006 : Les bienveillantes de Jonathan Littell. Il se veut glaçant et il l'est.

      La fabrique des salauds est un grand roman sur l'ambivalence et la contradiction qui nichent en chacun de nous. Oscillant entre victime et bourreau, il interpelle, il interroge comme doit le faire tout bon roman.

 

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