29 janv. 2022


 " Les terres promises "   de Jean-Michel Guenassia   17/20


      Un grand roman sur nos envies d'engagement et nos désillusions collectives.

      En 2009, quand parut "Le club des incorrigibles optimistes", l'auteur avait toujours eu l'envie d'écrire une suite. Douze ans plus tard, l'idée s'est enfin concrétisée. On y retrouve tous les anciens habitués du bar le Balto de la place Denfert-Rochereau, qui se réunissaient en 1959 dans l'arrière-salle pour s'adonner avec passion aux échecs. Ainsi réapparaissent, pour notre plus grand plaisir : Michel Marini, désormais étudiant, prêt à tout mettre en oeuvre pour rejoindre son amie de cœur Camille, partie vivre l'expérience d'un kibboutz en Israël ; Franck, son frère aîné, un communiste convaincu qui n'a qu'un dessein dans la vie : mettre en harmonie ses paroles d'humaniste avec ses actes ; Igor Markish, un médecin dissident russe constamment tourmenté par l'abandon de sa femme et ses enfants en URSS ; sans oublier Camille, Pavel, Sacha, bref, toute la bande du Balto.

      L'exercice périlleux d'une telle suite avait tous les attributs du casse-gueule type. En effet, comment relever le défi de nous emporter à nouveau, et avec autant de puissance, dans le sillage d'individus pleins de rêves et d'idéalisme, tous ballotés par la géopolitique agitée des années 60, 70, 80, 90 ? Pour l'essentiel, l'essai est transformé, seul bémol quelques coïncidences vraiment trop hasardeuses, certes utiles pour arrondir deux ou trois angles, mais néanmoins si peu crédibles. Cependant, la force de ces destinées incurvées par les griffes de l'Histoire est telle, qu'elle se suffit à elle-même, donc pas besoin d'user d'artifices invraisemblables. 

      L'une des vraies originalités du deuxième opus est d'observer chacun des protagonistes essayant de faire coïncider son existence avec le moule exiguë et donc coercitif de ses propres opinions, notamment politiques. Portés par un optimisme fou, éclairés par une excentrique utopie, inspirés par une ligne de vie inextinguible, et titillés sans relâche par le concept de nécessité, ces hommes de bonne volonté veulent tous faire bouger les lignes en défrichant des terres qu'ils se sont promises, et ainsi, au crépuscule de leur vie, pouvoir se dire qu'ils ont été au bout de leurs idéaux, même si malgré tout des désillusions sont là, ils auront la conviction d'une vie accomplie. Bien évidemment, en parallèle un miroir nous est tendu : sommes-nous à la hauteur de nos espérances de jeunesse ? Que sont nos rêves devenus ? L'étudiant que nous étions serait-il fier de l'adulte que nous sommes ?

      Pardonnez l'oxymore : par l'intermédiaire d'un singulier pluriel trèfle(s) à quatre feuilles, se dresse en creux une philosophie de la chance, à la fois belle et généreuse, et peut-être même à l'origine de certaines de nos décisions, tel un viatique ou un placebo guidant nos vies. Encore une excellente idée !

      De surcroît, parler de l'état de l'Algérie juste après son indépendance officielle est une autre idée magistrale. Ainsi l'auteur nous expose l'essentiel des drames qui en ont découlé, sans omettre de nous brosser le portrait d'une Algérie devenue déficiente puisque tous les corps de métier indispensables à la vie d'une nation avaient quitté le pays. Certes, il s'agit maintenant d'une Algérie libre, mais désormais privée de l'essentiel de ses forces vives, une Algérie carencée, une Algérie anémiée. Pour survivre et se remettre debout, elle est désormais condamnée, du moins pendant un certain temps, à vivre sous l'influence d'une autre grande puissance mondiale. Certes, le mot liberté est un concept magnifique, mais existe-t-elle vraiment ? Ne comporte-t-elle pas en elle déjà ses propres chaînes ?

      La plume alerte de Jean-Michel Guenassia est dotée d'une verve intarissable, abondante, presque juteuse, portée par un élan qui courre sans faiblir sur plus de 600 pages. Dès lors, on peut comprendre qu'il lui aura fallu douze ans pour concrétiser l'envie d'une suite.

      Puissant, profond, triste et euphorique, cette fresque générationnelle est un grand livre populaire français, où, avec son sens romanesque des portraits, Jean-Michel Guenassia pose un doigt instruit et questionneur sur l'influence de l'Histoire du monde sur notre destin collectif.


22 janv. 2022


 " L'insigne rouge du courage "   de Stephen Crane   17/20

      Mai 1863, en pleine guerre de Sécession et à la veille de sa toute première bataille, le jeune soldat nordiste Henry Fleming n'est plus tout à fait sûr de vouloir combattre. Ne s'est-il pas engagé sur un coup de tête stupide ? Face à l'ennemi, avec ses 17 ans, aura-t-il le cran de faire son devoir ?

      Publié en 1895, voici typiquement le genre de texte qui aspire à tutoyer l'universalisme. En effet, l'auteur utilise très peu le nom de son protagoniste principal, il le présente constamment comme "le jeune soldat". De même, pour les personnages secondaires, il récidive avec "le soldat en haillon", "le soldat qui parle fort", "le soldat de grande taille", etc. Ainsi, le texte se nimbe volontairement d'un anonymat singulier touchant à l'universel. Il s'adresse dès lors à tous les combattants du monde, sans souci de couleur de peau, de religions ou autres catégories. A la face du monde, toutes les recrues, tous les soldats ne sont que de simples figurants, d'ailleurs la hiérarchie militaire, vociférant ordres et contre-ordres augmente encore ce sentiment de grain de sable balloté dans le vent de l'Histoire. Et tout est à l'aune de ce précepte, en commençant par une écriture fuyant toute description minutieuse. La perte de repères y est constante. Ainsi, la confusion règne dans les esprits des soldats, dans les combats incertains, dans la géographie des lieux. De surcroît, les fumées des batailles, les forêts touffues et le brouillard omniprésent réhaussent encore ce sentiment d'intemporalité. Conforme à cette idée, la guerre prend la forme d'un dieu sanguinaire ou d'une luciférienne bête rouge, heureuse du bruit et de la fureur des armes. On peut l'identifier aussi à un vorace dragon aux dents acérées, avide de chair et de sang. Puis, quand enfin les canons se taisent, le cruel monstre se pose, rassasié de chair humaine, tel un effroyable dieu, pour l'instant repu.

      Dans ce capharnaüm guerrier, les sentiments du jeune soldat sont mis à rude épreuve, naviguant entre insouciance, peur, patriotisme et héroïsme. Lui qui avait simplement soif de connaître autre chose que le quotidien d'une ferme, lui qui rêvait d'ailleurs, de danger et pourquoi pas de gloire, va découvrir que les prairies derrière l'horizon ne sont pas forcément plus vertes que celles de sa terre natale.

      Dans son schéma antimilitariste, Stephen Crane démontre que par ses relents maléfiques et délétères, la guerre, perverse jusqu'à l'os, peut transformer le plus doux des agneaux en chat sauvage haineux, en bête survoltée la plus barbare. La guerre corrompt, puisque sous la pression fallacieuse de ses forces méphistophéliques l'homme devient pâte malléable, muant ses peurs abyssales en fureur ultime.

      Sous cette loupe littéraire, la guerre y est vue comme une maladie mondiale sans traitement thérapeutique. Pourtant, la paix est si belle, mais l'homme ne sait toujours pas maîtriser ses instincts guerriers venus du fond des âges, comme une malédiction insurmontable.

      Dans ce voyage en enfer, où l'écriture particulièrement soignée (certains passages sont d'une beauté glaçante), l'écrivain cherche avant tout à écrire une oeuvre qui restera, une oeuvre digne des valeurs universelles d'une humanité qui peine grandement à se hisser à un niveau supérieur. D'ailleurs Hemingway le considérait comme l'un des meilleurs romans de la littérature américaine.


7 janv. 2022



 HAÏKU   Partie CLXI

°°°°°°°°°


désaltérant le monde

de sa beauté immaculée

l'acmé de l'hiver



nuit de neige

au matin sur le linceul

des empreintes de chats



flocons par millions

farandole apaisée

- contemplation



matin enneigé

les enfants dehors

avalanche de rires



surprise de l'aube

manteau immaculé

gâché par mes pas



4 janv. 2022

 " Satan dans le désert " de Boston Teran   17/20

      Voyage apocalyptique dans la chaleur suffocante du désert Mojave.

      1995, aux confins du désert californien, Gabi, une jeune fille de 14 ans, est kidnappée après avoir assisté à l'assassinat de sa mère et de son beau-père. L'auteur de ce massacre : Cyrus, un psychopathe effroyablement dégénéré accompagné par sa secte satanique. Lors de l'enquête, la police patine lamentablement et Gabi reste introuvable. Quelques mois plus tard, fou de désespoir, son père, Bob Hightower, un flic local et scribouillard, décide d'entamer ses propres recherches. Il est aidé par une ex-junkie, ancienne adepte de la secte : Case Hardin, une femme qui a aussi des comptes à régler avec Cyrus. Leur quête commune leur fera vivre l'enfer, celui du désert, celui de la drogue, celui de la violence, mais surtout, celui de la vérité.

      Certes, par sa violence diabolique, ce roman n'est pas à mettre entre toutes les mains. Cependant, contrairement à ce que l'on s'attend à lire, la violence sadique n'est jamais racontée crûment, au contraire, l'auteur prend un malin plaisir à la contourner par différentes méthodes écliptiques. Ainsi, bien que la violence apparaisse en corollaire, elle n'est pas le centre du roman, elle est là pour appuyer sur certains de nos détestables comportements, qui sans le vouloir possèdent déjà la marque du diable. Elle est là pour que chacun de nous puisse se définir en tant qu'humain. Elle est là pour nous signifier l'éternelle lutte entre le Bien et le Mal. Enfin, elle est là pour nous poser une nouvelle fois la question du sens profond de la vie, et par extension de la mort dans une réflexion introspective. De surcroît, Boston Teran nous offre un beau couplet sur le foutu péché originel, avec la place de l'Homme sur Terre en tant qu'animal désespéré, allant jusqu'à l'absolue nécessité de se créer un dieu naturellement blanc et de sexe masculin, évidemment.

      Tout bon thriller possède un vrai méchant, là nous sommes copieusement servi avec Cyrus, un être abject, trouvant son plaisir dans la peur et l'épouvante des autres. Non seulement Cyrus est un expert dans la transmission de l'épidémie du Mal, mais en authentique démiurge, il est idolâtré comme un dieu au sein de sa secte, tous dignes d'être des fils de Satan. Néanmoins, ce personnage horrifique n'a pu apparaître sans l'hypocrisie circonstanciée de personnages à la façade impeccable, à l'image irréprochable, du moment que l'on ne leur passe pas la main dans le dos. Ainsi, de sa plume assassine, Boston Teran n'épargne ni les hommes ni les femmes, affublés de leurs petites ou leurs grande lâchetés pouvant donner, de ce fait, l'impulsion nécessaire au basculement de personnages vers de sombres et sinistres destins.

      Ce roman se révèle comme une expérience de lecture intensive, forte en émotions. Un thriller âpre et cruel, où le lecteur est invité à plonger au cœur des ténèbres des hommes. Un voyage qui le confrontera à l'un des regards de Satan. Un voyage percutant, inoubliable et diablement... terrifiant !