" Les terres promises " de Jean-Michel Guenassia 17/20
Un grand roman sur nos envies d'engagement et nos désillusions collectives.
En 2009, quand parut "Le club des incorrigibles optimistes", l'auteur avait toujours eu l'envie d'écrire une suite. Douze ans plus tard, l'idée s'est enfin concrétisée. On y retrouve tous les anciens habitués du bar le Balto de la place Denfert-Rochereau, qui se réunissaient en 1959 dans l'arrière-salle pour s'adonner avec passion aux échecs. Ainsi réapparaissent, pour notre plus grand plaisir : Michel Marini, désormais étudiant, prêt à tout mettre en oeuvre pour rejoindre son amie de cœur Camille, partie vivre l'expérience d'un kibboutz en Israël ; Franck, son frère aîné, un communiste convaincu qui n'a qu'un dessein dans la vie : mettre en harmonie ses paroles d'humaniste avec ses actes ; Igor Markish, un médecin dissident russe constamment tourmenté par l'abandon de sa femme et ses enfants en URSS ; sans oublier Camille, Pavel, Sacha, bref, toute la bande du Balto.
L'exercice périlleux d'une telle suite avait tous les attributs du casse-gueule type. En effet, comment relever le défi de nous emporter à nouveau, et avec autant de puissance, dans le sillage d'individus pleins de rêves et d'idéalisme, tous ballotés par la géopolitique agitée des années 60, 70, 80, 90 ? Pour l'essentiel, l'essai est transformé, seul bémol quelques coïncidences vraiment trop hasardeuses, certes utiles pour arrondir deux ou trois angles, mais néanmoins si peu crédibles. Cependant, la force de ces destinées incurvées par les griffes de l'Histoire est telle, qu'elle se suffit à elle-même, donc pas besoin d'user d'artifices invraisemblables.
L'une des vraies originalités du deuxième opus est d'observer chacun des protagonistes essayant de faire coïncider son existence avec le moule exiguë et donc coercitif de ses propres opinions, notamment politiques. Portés par un optimisme fou, éclairés par une excentrique utopie, inspirés par une ligne de vie inextinguible, et titillés sans relâche par le concept de nécessité, ces hommes de bonne volonté veulent tous faire bouger les lignes en défrichant des terres qu'ils se sont promises, et ainsi, au crépuscule de leur vie, pouvoir se dire qu'ils ont été au bout de leurs idéaux, même si malgré tout des désillusions sont là, ils auront la conviction d'une vie accomplie. Bien évidemment, en parallèle un miroir nous est tendu : sommes-nous à la hauteur de nos espérances de jeunesse ? Que sont nos rêves devenus ? L'étudiant que nous étions serait-il fier de l'adulte que nous sommes ?
Pardonnez l'oxymore : par l'intermédiaire d'un singulier pluriel trèfle(s) à quatre feuilles, se dresse en creux une philosophie de la chance, à la fois belle et généreuse, et peut-être même à l'origine de certaines de nos décisions, tel un viatique ou un placebo guidant nos vies. Encore une excellente idée !
De surcroît, parler de l'état de l'Algérie juste après son indépendance officielle est une autre idée magistrale. Ainsi l'auteur nous expose l'essentiel des drames qui en ont découlé, sans omettre de nous brosser le portrait d'une Algérie devenue déficiente puisque tous les corps de métier indispensables à la vie d'une nation avaient quitté le pays. Certes, il s'agit maintenant d'une Algérie libre, mais désormais privée de l'essentiel de ses forces vives, une Algérie carencée, une Algérie anémiée. Pour survivre et se remettre debout, elle est désormais condamnée, du moins pendant un certain temps, à vivre sous l'influence d'une autre grande puissance mondiale. Certes, le mot liberté est un concept magnifique, mais existe-t-elle vraiment ? Ne comporte-t-elle pas en elle déjà ses propres chaînes ?
La plume alerte de Jean-Michel Guenassia est dotée d'une verve intarissable, abondante, presque juteuse, portée par un élan qui courre sans faiblir sur plus de 600 pages. Dès lors, on peut comprendre qu'il lui aura fallu douze ans pour concrétiser l'envie d'une suite.
Puissant, profond, triste et euphorique, cette fresque générationnelle est un grand livre populaire français, où, avec son sens romanesque des portraits, Jean-Michel Guenassia pose un doigt instruit et questionneur sur l'influence de l'Histoire du monde sur notre destin collectif.