" Le juif errant " de Eugène Sue 15/20
Le 13 février 1682, suite à la révocation de l'édit de Nantes, le marquis de Rennepont vient d'abjurer son calvinisme. Cependant, dénoncé comme fausse apostasie par la confrérie jésuite, dans le vil dessein d'entrer en possession de ses biens, le marquis, aux abois, écrit un testament qui ne prendra effet qu'un siècle et demi plus tard, afin de le soustraire à ses mercantiles ennemis. En même temps, ses liquidités sont confiées à un couple de juifs qui seront chargés de sa fructification. Ainsi, le 13 février 1832, ses descendants, pourront ainsi se partager un véritable pactole. Malheureusement, les jésuites, fermement accrochés à l'idée de récupérer le magot, vont faire espionner pendant toute cette période les descendants du marquis de Rennepont. Ils ne reculeront devant aucune opportunité immorale, feront feu de tout bois, prêts à sacrifier, sur l'autel d'une concupiscence indécente, une famille des plus honorables et des plus respectables.
D'emblée le lecteur est frappé par la longueur intarissable du texte, par l'étirement ductile de toutes les situations entre les protagonistes et par l'allongement sans fin de n'importe quel dialogue. Même après avoir chevauché longtemps sur les chemins poussiéreux de la littérature, je n'ai jamais croisé une telle façon d'écrire. Certes, paru en 1844, ce roman fut publié en feuilleton, on comprend dès lors qu'il fallait faire durer l'histoire, mais de là à saisir chaque occasion de rallonger la sauce, il y a une marge ! A titre informatif, ce roman comporte 16 parties et la dernière, à elle toute seule, est formée de 64 chapitres ! Ainsi, même si à l'époque ce fut l'un des plus grands succès de librairie, aujourd'hui, très peu de gens ont osé s'approcher d'un tel texte, qui mérite nécessairement le qualificatif de roman... fleuve !
Néanmoins, tout ce qui fait le sel de cette oeuvre interminable, est bien le machiavélisme fou et dément dont font preuve les représentants de la communauté jésuite pour s'autoriser le droit de bénéficier du pactole. Le pire d'entre eux, que je ne nommerais pas ici car son identité n'est révélée qu'à la fin du premier tome, est un individu fourbe, mielleux, perfide, mais d'une intelligence extrême, bref un salaud magnifique. Son désir d'assouvissement est tel, qu'il parvint à combattre le choléra, grâce à une inextinguible volonté de fer démoniaque. Autant les assoiffés de pouvoir ont une âme noire, autant les descendants du marquis ont l'âme blanche, l'âme altruiste. Autant les uns sont fallacieux et sournois, autant les autres sont candides et généreux ; autant les uns ne songent qu'à leur réussite personnelle, autant les autres œuvrent pour le bien commun. A la lecture, certains pourront exprimer une sorte de malaise car ce roman nous met ainsi en face de la noirceur la plus impitoyable du monde. Quand l'esprit abyssal du mal s'empare d'un homme, il n'y a plus de frontière, les manipulations les plus abjectes sont de mise. L'effroyable le dispute à l'innommable. Heureusement, Eugène Sue contrebalance le tragique par l'innocence de la bonté, par la fraîcheur de la beauté, par la candeur de l'amour vrai et pur.
Les plus belles pages du texte viennent aussi du combat mené par Eugène Sue pour extirper les plus démunis de la misère. Tel un Victor Hugo, un Léon Tolstoï ou encore un Jack London, il s'insurge contre cette société qui ne donne aucune chance de survie aux miséreux. Il dénonce avec vigueur cette absence de compassion pour ceux qui n'ont rien et à qui on demande tout. Il se révolte contre ses patrons richissimes qui ne céderaient pas un sou pour soulager la douleur hurlante des affligés, des indigents, des crève-la-faim. Dès lors, ce roman devient oeuvre politique, un bel et honorable engagement.
Eugène Sue possède une belle plume, pleine d'emphase, d'élégance où le foisonnement le dispute à une pointe de fantastique. Sa fable à la fois gothique et naïve jouxte un réalisme cru et impitoyable.
Le titre du roman est quelque peu mensonger, car de juif errant il n'en est quasi pas question. Il apparaît juste ponctuellement avec sa sœur Hérodiade comme des symboles d'anges gardiens pour la famille Rennepont, qui en outre sont leurs tout derniers descendants. Selon la légende, le juif errant était un cordonnier de Jérusalem, qui, lors du chemin de croix, voyant Jésus souhaiter se reposer devant sa devanture, lui dit en le chassant : " Marche, marche ! ". Ce à quoi Jésus aurait répondu : " C'est toi qui marchera jusqu'à la fin des siècles".
Le juif errant est une puissante tragédie humaine, inoubliable par son sujet éternel et une oeuvre diabolique par son machiavélisme. A lire... enfin... si vous avez vraiment du temps !
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