" Deux hommes de bien " de Arturo Pérez-Reverte 18/20
Quelques années avant la révolution française, deux membres de l'Académie royale d'Espagne sont mandatés par leurs collègues pour se rendre en France, dans le dessein d'en ramener les 28 tomes de la fameuse encyclopédie de Diderot et d'Alembert, jusqu'alors toujours interdite dans leur pays. Ainsi, le bibliothécaire don Hermogenes Molina et l'amiral don Pedro Zarate, tous deux hommes intègres et courageux, entreprennent ce long et périlleux voyage de Madrid à Paris...
Saluons avant tout l'écrivain pour la qualité historique et littéraire de ce roman. Que de travail, de recherche et d'acharnement pour aboutir à raconter ce fait historique comme si nous y étions. De surcroît, l'érudition nous élève à chaque page, sans oublier la trame romanesque nous entrainant de droite à gauche et vice-versa, tel le fallacieux courant d'une rivière.
La plume d'Arturo Pérez-Reverte nous éclaire sur la situation politico-religieuse de l'Espagne et de la France. L'Espagne est alors soumise au joug rigoureux et cruel de l'inquisition. Celle-ci, au nom d'une vénération sans borne pour la tradition, d'un amour excessif de l'ordre et d'une soi-disant sacro-sainte religion, s'oppose à toute avancée scientifique venant contrecarrer les principes divins. Alors qu'en France, et plus particulièrement à Paris, l'esprit des Lumières se déploie sous les plumes entre-autres de Voltaire et de Rousseau.
Avec une précision chirurgicale, l'auteur nous fait ressentir les prémices du mouvement de révolte qui débouchera sur 1789. Il pointe du doigt le désespoir de tout un peuple vivant dans une misère extrême, même au cœur de la capitale. Par l'intermédiaire de l'abbé Bringas, il parle des malheureux ruminant leurs offenses, ressassant leurs rancunes. Présageant le pire, il voit déjà se profiler une silencieuse armée des ombres qu'un trop plein de désespoir va finir par jeter dans d'effroyables excès. Comme un miroir tendu à notre société soi-disant moderne et intelligente laissant dans la marge un nombre croissant de miséreux. Méfiance, quand un système abuse de ses pouvoirs le retour du balancier est toujours sans limite.
Cadeau de l'écrivain : à l'intérieur du récit s'en cache un autre, celui où l'auteur nous montre les ficelles de son roman, comment celui-ci s'écrit avec ses doutes, ses innombrables recherches, et ses judicieuses intuitions, sans oublier ses repérages sur le terrain pour mieux s'imprégner de l'essence des lieux, du moins quand ils existent encore (n'oublions pas qu'Haussmann n'avait pas encore éventré Paris). Une belle leçon d'écriture historique, pleine de judicieux conseils, pour tout plumitif en herbe.
A travers le long parcours de nos deux académiciens, Arturo Pérez-Reverte en profite pour célébrer l'amitié et l'honneur, la force immuable des convictions, l'amour immodéré des livres, le respect entre deux hommes aux idées différentes, mais aussi la stupidité des vaniteux, l'hypocrisie faite homme, la sordide immoralité et le cynisme d'hommes devenus brigands ou aristocrates : bref, le monde entier en un roman. Que demander de mieux ?
Parfaitement documenté, hautement stimulant pour la pensée, aussi trépidant qu'instructif, ces " Deux hommes de bien " font rayonner leur aura longtemps encore après la dernière page tournée ; un livre remarquable.
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