" Le magicien " de Colm Tòibìn 18/20
Pour qui veut s'imprégner de la vie et des oeuvres de Thomas Mann, ce livre est idéal car d'une rare ambition.
Cette biographie romancée nous plonge au cœur de l'oeuvre d'un écrivain nobelisé, mais surtout, d'un homme multiple. D'abord Thomas fut un homme fustigé par son père, un sénateur qui ne croyait pas aux possibilités existentielles de ses deux fils, lors de son décès, son testament stipulait que l'entreprise familiale devait être dissoute. Thomas fut aussi un homme contraint de cacher son attirance pour les beaux jeunes hommes, tout au long de sa longue vie il souffrit de ce penchant naturel. Puis Thomas fut un homme brisé par l'obligation de quitter une Allemagne devenue nazie, sa vision de la démocratie ne pouvait souffrir un tel affront et sa femme Katia était d'origine juive, la Suisse leur permis un premier asile. Sans oublier qu'il fut un homme abimé par les incessants reproches de son frère Heinrich, également écrivain, qui n'acceptait pas l'idéal conservatiste de Thomas, alors que lui-même affichait des opinions humanistes pour ne pas dire communistes. Enfin, Thomas fut un homme incompris par une Amérique devenue maccartiste, qui le contraint une fois de plus à l'exil.
Colm Tòibìn nous livre ainsi une biographie totale qui choisit de raconter de l'intérieur une vie familiale tourmentée, et une traversée de toutes les tragédies politiques de la première moitié du XXème siècle. Ainsi de grands noms investissent le roman : Alma et Gustave Mahler, Bruno Walter, Albert Einstein, Franklin Roosevelt, Berthold Brecht, etc.
Ce qui m'a le plus interpelé, admirablement retranscrit par la belle plume de l'auteur, est sans nul doute le conflit qui l'a opposé, tout au long de sa vie, à son propre frère, Heinrich, écrivain entre autre de L'ange bleu. Autant Thomas n'ose affirmer ses convictions profondes, il biaise même dans ses romans, certainement par peur de répercutions sur son confort de vie, sur sa famille, sur ses éditeurs et ses amis, autant Heinrich s'engage sans vergogne, il va droit au but, critique ce qui doit être critiqué, encense ce qui doit être encensé, peut importe si ses opinions le condamnent à vivre beaucoup plus modestement. Cette fêlure sera présente tout au long de leur vie, elle meurtrira constamment le cœur et l'âme de Thomas, comme un prix à payer pour obtenir une reconnaissance mondiale.
Victime des violents soubresauts de l'Histoire de l'Europe, Thomas Mann n'aura pas eu le privilège de mourir dans sa ville natale Lübeck, il aura franchi plusieurs fois l'Atlantique sans jamais rencontrer le pays d'exil idéal. Colm Tòibìn nous décrit cette errance, tel le juif, sans parvenir au bonheur. Partout, son existence d'exilé ne peut se défaire de son pays d'origine défiguré par la bête immonde qui rôde dans les esprits outrageusement revanchards.
Pour qui connait certains des romans de Thomas Mann (Les Buddenbrook, La montagne magique, Mort à Venise, Le docteur Faustus, etc), il est particulièrement enrichissant de comprendre d'où ces sujets émergent, comment sa propre vie fit écho à son écriture, elle en est un reflet éclatant de lucidité, de noirceur et de vérité. François Mauriac disait de lui : " Sa vie illustra son oeuvre ", on ne peut dire mieux.
Avec une empathie rare, par un jeu d'ombre et de lumière, Colm Tòibìn nous livre une biographie ample, épique et intime. Il réussit le tour de force de nous faire vivre auprès d'un écrivain intranquille d'un bout à l'autre de sa vie, qu'il en soit remercié.