26 oct. 2014



   Trois " sauvages " à Rouen !


Au début de la Renaissance, l'histoire de France mais surtout de l'Europe, prit une dimension inédite avec la découverte de l'Amérique.  Ce contact avec d'autres civilisations marquèrent les esprits, d'abord par le choc d'apprendre qu'à l'ouest un gigantesque continent venait d'être mis à jour, puis par les possibilités de régénérescence offertes à la vieille Europe. Vite, les grandes nations européennes, pressées de tirer profit de ces territoires inconnus mirent sur pied des expéditions coloniales. Les colonisés ignoraient combien leur coûterait à long terme ce contact perfide. 

Débuta alors une ère de commerce, de corruption, d'exploitation outrancière, qui accélérera le déclin et la ruine de ces civilisations du Nouveau Monde.  D'ailleurs Montaigne, conscient du déséquilibre que le contact entre deux mondes à des stades différents de leur évolution allait inévitablement produire, remit en question le désir de vouloir absolument s'immiscer dans la culture d'autrui, soit-disant pour son bien, c'est ainsi qu'il fut l'un des premiers à censurer à l'époque le colonialisme.

Cependant, afin de contrebalancer le jugement hâtif et arrogant voire méprisant, que l'Européen pouvait avoir sur ses peuplades dîtes " primitives", il est intéressant de connaître un fait qui eut lieu en l'an de grâce 1562, à Rouen. 

Il s'agit d'une rencontre presque anachronique entre d'une part : le Roi de France Charles IX (alors âgé de 12 ans) accompagné de Montaigne, et d'autre part de trois indigènes, justement issus du Nouveau Monde. En effet, depuis 1555 le chevalier de Villeganon s'était implanté dans la baie de Rio de Janeiro, afin de coloniser cette région appelée La France antarctique. Et lors des multiples voyages de retour, des hommes originaires de l'une des baies les plus célèbre du monde furent embarqués, direction la France. (voir rubrique livre "Rouge Brésil")

Grâce à des traducteurs s'étant imbibés de la culture de cette colonie sud-américaine, une conversation qui se révélera bigrement intéressante, put avoir lieu. Gonflé d’orgueil, le Roi leur demanda ce qu'ils avaient trouvé le plus admirable dans ce beau pays de France. Pas impressionnés une seconde, ils répondirent : " Nous trouvons fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui sont autour de vous (il est fort vraisemblable qu'ils voulaient parler des suisses de sa garde), se soumettent naturellement à obéir à un enfant, et qu'on devrait choisir plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ! "   Cette pertinente réponse stupéfia Charles IX !   

Puis les indigènes interrogèrent à leur tour : Comment se fait-t-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant ?  Par quel étrange mystère se soumettent-ils sans rechigner ? Ne suffirait-il pas tout simplement que le peuple cesse d'obéir, pour que le Roi tombe ? Le Roi, devant cette proposition de désobéissance civique en resta totalement médusé !

Mais l'histoire ne s'arrête pas là, un deuxième commentaire, non moins lucide allait achever notre jeune Roi : "  Nous avons aperçu d'un côté ; pleins d'hommes gorgés de toutes sortes de richesses, alors que de l'autre côté ce ne sont que mendiants décharnés de faim et de pauvreté qui se pressent à leurs portes. Nous trouvons étrange que la moitié nécessiteuse souffre d'une telle injustice, et qu'elle ne prit les autres à la gorge, ou mette le feu à leur maison." Le Roi outré, vexé de tels propos, mit rapidement fin à l'entrevue, il venait en quelque sorte, de se faire " rhabiller pour l'hiver " par des gens qu'il qualifiait de "va-nu-pied", une outrecuidance qui en d'autres circonstances eut été punie de mort.

Assurément, ces peuplades dîtes " indigènes " sont très choquées par les différences abyssales de niveau de vie en France, pays qui se dit civilisé (Non non pas aujourd'hui, mais en 1562, comme quoi rien n'a fondamentalement changé). Chez eux, chaque habitant a sa place dans la société, personne n'est laissé pour compte, tout le monde participe au développement de la communauté. Mais alors, les sauvages sont-ils réellement ceux que l'on croit ?

De quel droit, nous européens, nous sommes nous arroger l'autorisation de s'ingérer, de soumettre, et de modifier les codes et l'ordonnancement de ce Nouveau Monde ? Du droit de  notre supériorité morale ?  Par souci de prosélytisme chrétien  ?Ou plutôt du droit de notre force brute et  de notre insatiable opportunisme mercantile !

Bien sûr, on pourra me rétorquer que ces peuplades indigènes se sont livrées à du cannibalisme, certes, je le conçois, mais s'ils sont sauvages ce n'est pas au sens de la cruauté gratuite, mais au sens de la nature, dans laquelle ils puisent toute leur ressource, leur énergie, leur croyance et leur destinée. Ils font partie intrinsèque de la nature, sans elle, leur civilisation disparaîtrait. S'ils mangent leur ennemi, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur et ainsi s'enrichir de la force de celui-ci. 

Sommes-nous à ce point vertueux, qu'il soit acceptable de concevoir l'idée d'aller les convertir à nos vies ?  Qu'ils seront nécessairement plus heureux en vivants comme nous ?   Je vous laisse le soin de la réponse.



15 oct. 2014


" La dévoration " Nicolas d'Estienne d'Orves  15/20.


Nicolas Sevin est écrivain, il aime profondément l'opéra, la littérature et... le côté macabre de l'humanité !  Judith, son éditrice souhaiterait qu'il se renouvelle enfin, au lieu de ressasser indéfiniment des histoires sordides où chair et sang, éclaboussent le lecteur au fil des pages. Elle désirerait que pour son futur roman, Nicolas fasse une introspection afin de mettre à jour les origines de ces écrits macabres, qu'il se démasque, en un mot qu'il se mette à nu.

Voici les bases de ce roman atypique, qui séduit fortement, avant d’écœurer franchement sur la fin. Dès l'incipit j’adhère, l'écriture est plaisante, inventive et jubilatoire (notamment avec l'entame du chapitre 2, d'une justesse qui frise l'universelle), l’enthousiasme est là, même si on sent par-ci par-là des relents nauséabonds où l'auteur veut nous entraîner, mais rien que par curiosité on lui fait confiance, et on ne va pas être déçu !

Le roman est fractionné en trois parties, qui, bien que présentées séparément, finissent par fusionner dans le final. 

La première partie s'ouvre avec Nicolas Sevin, un trentenaire qui vogue de succès littéraire en succès : professionnellement tout baigne, par contre sa vie privé s'avère être un champ de ruine qui sent le soufre ; fâché avec sa mère (papesse de la littérature enfantine), chez qui il habite encore malgré tout, comme quoi rien n'est simple dans sa vie ; brouillé également avec son père, qui lui reproche l'insignifiance abyssale de ses écrits. 

Côté sentimental, c'est également la Bérézina : il y a au fond de lui un mal-être, inexpugnable, qui le ronge et lui saccage la vie. Depuis toujours, Nicolas est fasciné par la noirceur, obnubilé par le Mal, d'où ses livres, qui trouvent une résonance vorace auprès d'un large public avide de ses boucheries littéraires. Son éditeur, en le bousculant psychologiquement de ses acquis, lui donnera l'occasion d’exorciser les racines du mal qui l'habite.

La deuxième partie nous renvoie en 1278 à Rouen, où un certain Rogis, meilleur boucher de la ville, attend la mort dans sa cellule. Les circonstances feront de lui le premier d'une famille de bourreau courant tout au long de l'histoire jusqu'au XXème siècle. Donnant ainsi à Nicolas d'Estienne d'Orves une trop belle opportunité de nous servir quelques scènes bien morbides, mais en même temps, nous livrant une mise en abîme de cet atypique métier de bourreau.

Puis, en apothéose ou devrais-je plutôt dire en apocalypse, au vu des morceaux bien sanglants littéraires que l'auteur propose, nous faisons la connaissance, du fameux japonais cannibale qui défraya la chronique en 1981, affaire des plus sordides s'il en est.

L'imbrication de ces trois histoires peut sembler cousue de fils blancs, mais l'essentiel est ailleurs, niché dans le tréfonds de chacun de nous, vestige d'un temps ancestral, où, de nos origines préhistoriques, nous gardons tous un fonds de sauvagerie et de cruauté. Ces instincts, cachés sous une épaisse couche de civilité, ne demande malheureusement que peu de choses pour ressortir au grand jour, car le mal est éternel, depuis la nuit des temps.

Ce roman choquant (et encore c'est un euphémisme), a au moins le mérite de faire réagir, de bousculer, d'interpeller le quidam sur ces sujets macabres, ce qui est après tout l'une des fonctions premières de la littérature.

Au-delà de toutes considérations négatives à causes des thèmes trop sanguinolent abordés, il faut reconnaître que Nicolas d'Estienne d'Orves, accouche d'une oeuvre surprenante, déstabilisante et magistralement orchestrée, dont l'écriture emporte le lecteur dans un tourbillon de sensations diverses et pertinentes, c'est pourquoi, nul doute qu'il marquera longtemps les esprits.

Et puis, je ne peux m'empêcher de finir en déclamant cette accroche publicitaire facile, mais qui colle si bien à ce roman : " Un livre à dévorer à pleines dents ! "   C'était plus fort que moi !




8 oct. 2014


" L'étranger " d'Albert Camus 



Meursault vient de perdre sa mère, qu'il avait placée à l'asile. Lors de la veillée du corps et de l'enterrement, il ne verse pas une larme. Peu de temps après, il fait la rencontre d'une jeune fille qui lui plaît, Marie. Puis il devient l'ami d'un voisin de palier, Raymond, plutôt violent. De fil en aiguille, il accompagne celui-ci dans un cabanon sur la plage avec Marie, partager un repas entre connaissances. Puis le hasard et la bêtise lui font tuer un arabe. Son indifférence naturelle le conduira jusqu'à la peine capitale.

D'emblée, cette oeuvre déconcerte par sa simplicité. Là où on souhaiterait lire des phrases élégantes, raffinées, on n'y lit que du basique, d'un dépouillement confondant. L'écriture du roman pourrait se comparer à la rédaction d'un élève de CE2. Cette singularité est voulue, à l'instar de l'absence de sentiment du personnage central, Meursault, qui nous déballe sa vie, comme une longue litanie monocorde, au risque d'engendrer l'ennui.

Meursault, l'anti-héros de ce roman, n'éprouve rien ou si peu, aucune passion ne l'anime, il ne se révolte contre rien, ne voit pas la violence qui l'entoure, il est là, fait ce qu'il a à faire sans se poser de question, comme un lobotomisé qui aurait la capacité émotionnelle d'un mollusque. Néanmoins, s'il est heureux comme ça ! C'est sa vie après tout !

La première phrase du livre, si célèbre : "Aujourd'hui, maman est morte ", annonce pourtant un drame, un bouleversement intérieur, mais pas pour lui, il le vit comme une simple péripétie de la vie. Quand son amie Marie, lui demande s'il l'aime, il ne sait pas, l'ignore, ils sont ensemble, un point c'est tout. Du coup, développer de l’empathie pour ce personnage, ce qui est logique dans le cas des romans, s'avère une gageure, une hérésie.

Les choses s'animent, quand Meursault, soit-disant ébloui par un soleil incandescent tire sur un homme allongé au sol, le menaçant d'un couteau. Néanmoins, une seule balle aurait suffi, pour autoriser une sorte de légitime défense, alors pourquoi en avoir tiré cinq ?

Dès lors, l'accusation aura le beau rôle d'accuser Meursault d'avoir agi non par réflexe mais avec préméditation. Ses totales absences de regrets, n'arrangeront rien. Enfin, quand des témoins avides de raconter que lors de l'enterrement de sa mère, l'accusé n'a eu aucune émotion, les juges, atterrés par ces dernières révélations, n'auront aucune pitié pour le jeune homme, et la sentence sonnera comme le glas, clôturant l'existence fade du condamné.

Camus dénonce ce jugement arbitraire, mû par l'insensibilité d'une personne à toute sorte d'émotion, coupable aux yeux d'une société pleine de conventions de ne pas respecter les pratiques en cours. Malheur à tout homme qui pense différemment, il faudra les remettre dans le droit chemin. Car s'il n'y a plus de limites, où va le monde mon bon-ami ?   Heureusement que des barrières existent pour éviter le grand désordre des pensées révolutionnaires ou hérétiques !

" L'étranger ", titre judicieux, puisque Meursault est étranger à tout : au décès de sa mère, à l'amour de Marie, aux conduites violentes de son voisin, à son acte criminel, tout l’indiffère. D'ailleurs, s'il accepte de devenir l'ami de son voisin Maurice, même s'il n'en a pas spécialement envie, c'est uniquement pour ne pas à avoir à donner des explications, trop longues et trop fatigantes !

Ce roman divise les lecteurs par son étonnante construction, et surtout par le manque de passion de Meursault, au point que l'on se demande s'il habite son corps, s'il lui arrive de réfléchir sur lui-même, sur son entourage, sur le monde. Du moins s'il n'est pas heureux, est-il content de sa vie ?   Il traverse la société comme l'ombre du vent, ne laissant qu'une fluette nuance sur la pellicule du temps.  Dés lors, son acte meurtrier doit-il se vivre comme une résurgence, un sursaut, prouvant son existence aux yeux du monde ?   Ou juste une action anodine dont les conséquences lui échappe totalement ?   Chacun décryptera le message de Camus suivant son expérience et sa propre conscience.

De manière subliminale, un personnage qui ne dit pas son nom est présent à toutes les pages, je veux parler du soleil. Force est de constater qu'il irradie la lecture d'une once de chaleur incandescente, devenant vite éblouissante et étouffante. Et d'après Meursault, c'est lui le soleil, le responsable de son acte meurtrier, donc de sa lourde condamnation !   Comme quoi, on ne se méfie jamais assez du soleil !