28 nov. 2014

" Au revoir là-haut " de Pierre Lemaitre 16/20
Prix Goncourt 2013



Nous sommes le 2 novembre 1918, quelque part dans une tranchée perdue au nord de la France. Désirant faire un dernier coup d'éclat et grâce à un subterfuge odieux, le lieutenant d'Aulnay-Pradelle donne l'ordre à ses hommes d'attaquer les lignes allemandes. Le soldat Albert Maillard comprend vite la manipulation mais chute dans un trou d'obus, puis se voit recouvert par une pluie de terre qui l’asphyxie rapidement. In extremis le soldat Edouard Péricourt lui sauve la vie, quand un éclat d'obus percute la mâchoire inférieure de son ange gardien, créant une horrible blessure. L'armistice tombera 9 jours plus tard. Désormais ces deux hommes reconnaissant l'un envers l'autre seront inséparables, pour le pire comme le meilleur.

Dans la pagaille d'une démobilisation bureaucratique kafkaïenne, Albert fera preuve d'un dévouement sans borne à l'encontre de la gueule cassée qu'est devenu Edouard, qui ne communique plus que grâce à un carnet, en effet, son visage ne possède plus de lèvres plus de langue, plus de joues, juste un trou béant surplombé par les dents de la mâchoire supérieure, une horreur. Mais nos deux lascars sauront remonter la pente, soudant une amitié due à un épouvantable hasard, allant jusqu'à monter une escroquerie non seulement scandaleuse, mais irrévérencieusement blasphématoire, et cependant si jouissive pour les lecteurs que nous sommes !

D'emblée, l'incipit du roman nous accroche, nous interpelle par sa désespérante vérité : " Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps ".

Au retour des tranchées, soit après quatre ans et demi d'une guerre infâme, nos valeureux poilus se voient proposés l'astronomique somme de 52 francs, ou, un manteau, il s'agit en vérité d'une vieille vareuse militaire qui a été reteinte à la hâte, et qui pisse la teinture dès la première pluie. Voilà comment sont remerciés les héros de la guerre la plus mortifère de tous les temps. Pour info, cette première guerre mondiale fit 6 000 morts par jour, et je ne parle pas des blessés et des mutilés.

On pourrait même dire que nos braves soldats, se sont vu infligés une double peine, puisqu'après avoir été envoyés comme chair à canon dans les tranchées (Verdun, c'est 6 obus au mètre carré), une fois l'armistice proclamée, ces soldats ont dû attendre 3 mois de plus pour se voir enfin démobilisés, avec promesse d'aide financière pour les aider à reprendre le chemin de la vie civile. En juin 1919, les pensions et les primes n'étaient pas encore payées. En vérité, ces hommes traumatisés, amaigris, blessés ou mutilés dérangeaient grandement la réorganisation de la vie d'après guerre. Oui, les vétérans font tache, ils ne sont pas souhaités. 

En hommage pour nos morts, on va construire 36 000 monuments dans les années qui vont suivre la première boucherie mondiale, cependant face au retour de nos soldats, l'état français sera inapte à leur procurer du travail, inapte à leur fournir un logement, inapte à leur payer leur solde. Ah ça, pour glorifier les morts, on se bouscule au portillon, mais pour venir en aide, à nos vénérables poilus, il n'y a plus personne ! Quelle gabegie !

Ils furent une génération totalement sacrifiée sur l’autel mondial de la cupidité et de l'arrogance de nos dirigeants et industriels.

Malgré ses 560 pages, ce récit se lit presque d'une traite, dans un plaisir semi-honteux, puisqu'à la fois macabre et jouissif. Puis l'empathie agit, et les pages défilent involontairement presque trop vite !  Du Grand Art Monsieur Lemaitre, avec cette capacité d’entremêler des personnages iconoclastes, qui s'entrecroisent dans une danse folle, hystérique et funèbre, qui n'est pas sans me rappeler la magnifique danse macabre de Camille Saint-Saëns.

La cupidité est l'un des moteurs de l'oeuvre, celle qui éblouie, celle qui broie toute conscience sous des piles de billets. En fait, chacun cherche au détriment d'autrui, un bonheur, une réussite que peu obtiendront, car presque tous finiront par se noyer dans leur fallacieux océan de vanité. Le personnage théâtral d' Edouard, grâce à une escroquerie magistrale sur la vente de monuments aux morts, donneront plus d'importance à la noblesse du geste, qu'au pécule, et choisiront de finir dans un grandiloquent tourbillon artistique, avec désespoir, certes, mais avec élégance et flamboyance. Comme un gigantesque bras d'honneur à la société.

L'autre arnaque, véridique celle-ci, plus vénale, plus irrespectueuse, est mit en place par l'immonde Henri d'Aulnay-Pradelle, marié à Madeleine, la soeur d’Édouard Péricourt. Profitant du désir de l'état de regrouper dans de grands cimetières, tous les cadavres de poilus, enterrés à la va-vite dans d’innombrables endroits, il fera jouer ses connaissances, et décrochera ce mirifique contrat. Vorace de juteux bénéfices afin de retaper une propriété bourgeoise en ruine, il abusera honteusement de la crédulité des services de l'état, en commandant des cercueils d'1 mètre 30, où les corps seront brisés une fois de plus pour rentrer plus aisément dans ces boîtes trop petites. Il ne s'indignera pas non plus des incalculables erreurs de noms inhérent au rythme trop rapide de l'exécution de cette macabre tâche. Cela ira même parfois jusqu'à mettre le corps de soldats allemands dans ces cercueils. Sans oublier un détroussage en règle de ces cadavres par une main d'oeuvre de bas-étage, payée au minimum. Heureusement ces scandales seront dénoncés, et les coupables punis.

Le personnage d’Édouard Péricourt est un original, un provocateur, issu d'une famille très riche, il a toujours eu une âme sensible d'artiste, avec un don certain pour le dessin. Mais ses fantaisies poétiques, ses impostures d'adolescents, ses attirances pour les hommes, iront à l'encontre des visions d'un père, capitaine d'industrie trop rationnel. Le fossé ne fera que se creuser entre ces êtres contraires

Son collègue, Albert Maillard, ne s'aime pas, il se considère comme un trouillard, un simple d'esprit, bref, l'ombre d'un homme. Du début à la fin du roman, il ne cessera de trembler, d'abord il échappera de justesse au peloton d'exécution ; juste parce qu'en ce début novembre 1918 fusillé pour l'exemple sera passé de mode !

Et dans le final, sa supercherie étant éventée, il ne cessera de surveillée ses arrières de peur d'être arrêté et de finir guillotiné !

Pas de temps mort dans ce décorticage d'une période peu traitée : l'immédiat après guerre. Des fragments d'humour parcellent cette noire partition, comme des bouffées d'air pur. Et le moment le plus jouissif, c'est peut-être le moment où Madeleine dit d'une voix très posée, nullement teintée de sentiment, ses quatre vérités à son mari Henri d'Aulnay-Pradelle. Clouant définitivement le bec, à son homme si volage, si cupide, si arrogant. Jubilatoire !

Heureusement, les jurés du Prix Goncourt ne sont pas passés à côté de cette oeuvre, qui, en pleine année de commémoration du centenaire de la première tragédie mondiale, trouve une nouvelle porte d'entrée, un regard original pour évoquer de façon romanesque les suites de l'armistice de 1918.

A n'en pas douter une oeuvre hardie de picarisme, notoirement politique et qui dépoussière allègrement une bien-pensance spécieuse. A propos, quel est l'imbécile qui a dit que c'était mieux avant ?


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