" Le royaume " d'Emmanuel Carrère 18/20
Cela fait un bien fou de se hisser sur les épaules d'un géant, d'élever son point de vue, hors des embrouillaminis de bas-étage, d'enfin pourvoir remettre des connaissances ancestrales en perspective, de les exposer sous une lumière scialytique, pour se les réapproprier avec, si j'ose dire : " Intelligence ".
Emmanuel Carrère vient avec le thème de son dernier livre, d'étonner ses lecteurs, pensez-donc : les premiers temps du christianisme ! Traités à la façon d'un péplum à travers deux célèbres personnages bibliques : d'abord l'apôtre Paul de Tarse qui fut métamorphosé spirituellement sur le chemin de Damas, et Luc, médecin, qui fut son compagnon de route, et surtout connu pour avoir écrit l'un des quatre évangiles.
Clarifions tout de suite les choses ; à l'automne 1990 Emmanuel Carrère est comme il dit "touché par la grâce", il fréquenta alors assidûment le monde catholique, allant tous les jours à la messe, priant, se confessant, communiant, et, remplissant avec ferveur des cahiers de commentaires des versets de l'évangile selon saint Jean, d'ailleurs si l'un de ses fils s'appelle Jean-Batiste, ce n'est pas un hasard. Puis, trois ans plus tard c'est le drame, il attrapa ce qu'il faut bien appeler : une crise de foi ! Depuis, il vit en parfait agnostique.
Choisissant, comme point de départ, ses propres interrogations spirituelles, il nous ballade dans les pays méditerranéens orientaux, autour de l'an 50 après Jésus Christ, mais bien sûr à l'époque, personne ne se doute alors qu'il vit après Jésus Christ ! Cette antiquité, Emmanuel Carrère, nous la restitue avec un regard affûté et plein d'humanité. Tel un historien, il mène une enquête sur une période remontant 2 000 ans en arrière, à partir de l'essentiel de la documentation existant à ce jour, ce travail titanesque, rien que pour sa rédaction, lui prendra 7 ans !
Le résultat final est largement à la hauteur. J'irais même jusqu'à dire, que l'on ne peut pas en ressortir indemne, d'ailleurs ce livre est comme une invitation à mieux découvrir cette période et celles qui l'ont suivie, car l'on se rend vite compte que si Jésus n'avait pas été crucifié, si l'apôtre Paul n'avait pas fait un prosélytisme à tout va, s'attirant les foudres des apôtres Jacques et Jean, et si l'empereur Constantin ne s'était pas converti au christianisme, le christianisme se serait éteint tout seul, de sa belle mort, comme tant d'autres sectes, qui sont nées dans cette antiquité fourmillante de croyances aléatoires.
Arrivées jusqu'à nous, les lettres de Paul adressées aux pharisiens, aux corinthiens, aux thessaloniciens, etc... ne sont que des copies de copies, car il n'existe aucune lettre originale qui n'ait traversé le temps. Emmanuel Carrère, devant leur apparence parfois sibylline tente un décorticage, dont la légitimité découle de sa multitude de sources, nous révélant le sens profond, le sens caché, car aucune n'est anodine et bien qu'écrites il y a 20 siècles d'ici, elles répondent bien souvent de façon troublante à l'actualité du moment.
De même, certaines paroles de Jésus ou des quatre évangiles sont loin de raconter l'histoire de façon identique. De tout évidence, à partir d'une phrase prononcée ou écrite, des interprétations multiples et donc fallacieuses naissent. D'où cet écumage salvateur. Oh, je ne dirais pas que tout ce raconte ce livre n'est que vérité absolue, surtout quand il se propose de combler les trous laissés vacants par les textes antiques, mais ces explications ont au moins l'honnêteté d'être impitoyablement logiques, et c'est déjà beaucoup.
Soyons honnêtes, ce livre est assez exigeant à l'égard du lecteur, car il brasse non seulement une grande quantité d'informations, mais aussi de réflexions. Cependant afin de faciliter son assimilation, Emmanuel Carrère nous donne d'innombrables portes de respirations, sérieuses, drôles et mêmes provocantes. C'est aussi par ces digressions jouissives que l'auteur crée un enthousiasme certain.
En ces temps où la folie des extrémismes religieux fait la une des journaux, cette oeuvre apporte une sagesse salvatrice, et tente de briser les frontières de nos cœurs, que l'on soit fidèle ou sceptique. Comme deux mains se tendant vers l'autre : à défaut d'aimer, il serait plus que souhaitable de respecter.
Ce livre compte 630 pages, est-ce un hasard de stopper son récit avant la fatidique page 666, celle dont le nombre s'identifie comme celui du malin ?
On a du mal à ranger ce livre dans une catégorie : il aurait dû recevoir le Goncourt, mais il n'était même pas sur la liste des prétendants, un comble ! Ces messieurs du jury possèdent un grand défaut, celui de faire plus attention au nom de l'écrivain qu'à l'oeuvre qu'il a écrit. Dommage !
Merci monsieur Carrère, pour ce travail colossal !
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