" L’Abyssin " de Jean-Christophe Rufin 17/20
Au temps du Roi-Soleil, une partie non négligeable de la population européenne vivait en Orient, considérée alors comme un vaste territoire rempli d'infidèles, ces immigrés volontaires ou pas jouissaient de la protection que leur accordait le Grand Turc (en vertu des capitulations signées avec la France par Kheir Eddin Barberousse). Pour les catholiques de toutes obédiences, c'est une manne inespérée d'esprits à convertir. S'engage alors une course religieuse vers ces terres idéales au prosélytisme, et notamment pour faire rentrer sous la férule des jésuites : le pays d'Abyssinie, celui qui nous concerne ici.
Au Caire, Jean-Baptiste Poncet, un jeune apothicaire plutôt brillant, se verra confier par le consul de France : M de Maillet, la mission d'organiser une expédition afin de partir soigner le Négus d'Abyssinie (ordre du roi de France Louis XIV), puis d'engager des relations commerciales et politiques avec l'autorité suprême, afin d'espérer l'ouverture d'une ambassade. Il sera accompagner par ce périlleux voyage d'un jésuite missionnaire, avide de mettre les abyssins sur la voie d'une spiritualité conforme au souhait du Roi-Soleil. Cependant, de leur côté les Capucins voient tout ceci d'un mauvais oeil, et veillent à utiliser tous les moyens de pression pour servir leur propre intérêt et contrecarrer les plans des jésuites. Ces rivalités absurdes n’amèneront que de dramatiques luttes intestines.
Bref, chacun roulant pour soi, le périple s'annonce dantesque, d'autant que Jean-Batiste Poncet, rêve de revenir auréolé de gloire, afin d'acquérir un titre de noblesse, qui devrait lui permettre, après un détour à Versailles auprès de Louis XIV, d'obtenir du consul de France au Caire, la main de sa charmante fille : Alix.
Finalement ce roman peut aussi se résumer à cette question : En 1699 au Caire, jusqu'où un jeune homme sans noblesse est-il prêt à aller pour obtenir le droit d'épouser la fille du consul de France ?
Car oui, c'est l'amour avec un grand A qui incurve les consciences et qui mène le bal, et quel bal ! Une danse de plusieurs milliers de kilomètres, à dos de chameau, à cheval, en bateau, à pied, dans des paysages gorgés de soleil, où les effluves de parfums épicés d'Orient remontent jusqu'aux narines du lecteur. Tout ceci pour caresser l'espoir succinct de pouvoir se montrer digne de la fille de M de Maillet. Effectivement à cette époque, sans le moindre titre aristocratique on ne représentait rien ou même moins que rien... aux yeux des puissants, tout comme aujourd'hui d'ailleurs... quoi... moi... ah j'ai rien dit !
Naturellement cette farandole amoureuse n'est qu'un prétexte pour dénoncer les comportements humains, l'ingérence dans la politique des pays, l'inexistence de la condition féminine, la bêtise sans nom des guerres de religion, etc...
Cette vaste oeuvre (700 pages) est magistralement embellie par l'érudition magique de Jean-Christophe Rufin. On ressent fortement dans ce récit son passé de médecin/voyageur/diplomate, enrichissant un propos qui lui fit obtenir le Goncourt du premier roman en 1997.
Et puis, le vrai bonheur, c'est qu'il s'accapare de faits historiques pour agencer son livre, on navigue avec des personnages ayant réellement existé, et cela donne une furieuse authenticité qui sert de solide fondation au roman.
Les portraits méchamment ironiques de l'ambassadeur M. de Maillet, de l'envoyé du Négus ou du prêtre Gaboriau, sont allègrement jouissifs, d’ailleurs voici un extrait concernant ce dernier : " Plusieurs générations de petits élèves avaient tenté, fascinés, de comprendre comment la ligne chaotique de sa denture supérieure, qui avait poussé ses chicots dans toutes les directions, pouvait s'occlure sur la mâchoire inférieure qui n'était pas moins accidentée. Pourtant, chaque fois que le prêtre cessait de parler, le miracle se reproduisait et cette bouche de saurien se refermait paisiblement. " Admirable !
Le parcours atypique d'Alix, la fille du consul, qui, afin de supprimer les barrières de son statut, telle une héroïne moderne amoureuse, n'hésite aucunement à se lancer dans une spirale d'émancipation vertigineuse, qui fait grand plaisir à lire, comme les premiers frémissements du mouvement féministe. Même si on peut logiquement mettre en doute, la crédibilité de cette libération des conventions, surtout en ce tout début de XVIII ème siècle. Ah, j'y reviens, voir cette jeune fleur prendre sa vie en main et oser agir effrontément, face au carcan que la société lui impose. Cela nous change de toutes ces femmes qui attendent patiemment leur prince charmant en priant pour que le ciel leur soit favorable !
Je soupçonne Jean-Christophe Rufin d'avoir dans sa jeunesse, tout comme moi, lu avidement tous les récits de voyages de notre grand écrivain français : Jules Verne, puisque toute la partie concernant le périple vers l'Abyssinie, relève sans aucun doute de la patte de ce grand maître de l'écriture d’aventure.
N'oublions pas d'insister sur toute la panoplie de subtilités inhérentes au langage de ces hommes qui représentent leur pays à l'étranger : les ambassadeurs. C'est avec maestria que Jean-Christophe Rufin nous fait louvoyer dans ce monde interlope des consulats, où chaque parole est pesée, ciselée et ajustée, mais toujours avec un tas bien miasmatique d'arrières pensées.
J'ai bien aimé sa description du château de Versailles, qui loin des fastes de la lumière chaude des mois d'été, se voit métamorphosé pendant les longs mois d'hiver en sinistre demeure, inutilement vaste et glaciale avec son long corps abattu, désespéré et languissant, dont les jardins aux couleurs froides sont balayés par des vents nordiques, qui font frémir au sol une masse informe des feuilles en putréfaction. Bon d'accord, j'en rajoute peut-être un peu, mais l'idée est là.
Soyons honnêtes, c'est un brillant moment de lecture, j'ajouterais même que c'est un intelligent moment de lecture, et qu'il serait fâcheux d'ignorer.
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