10 avr. 2015


" Le musée de l'innocence " d'Orhan Pamuk  14/20.


Ce roman est l'histoire d'une jeune fille turque, pure et loyale, qui voit son amour sincère se fracasser sur les rochers tranchants des conventions.

Nous sommes dans la Turquie de 1975, issus de la bonne bourgeoisie stambouliote Kemal et Sibel sont promis l'un à l'autre, ils sont beaux et s'aiment, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais... Mais voici que le jeune homme croise le regard de feu de Füsun, une parente éloignée et plutôt pauvre. Il tombe sous son charme, sans choix possible : son esprit est ravi par les foudres d'Eros. Sous prétexte de lui donner des cours de mathématiques, il la retrouve tous les jours... pour succomber à la tentation.

Cela n'empêche pas les fiançailles prévues deux mois plus tard, d'être célébrées dans un faste grandiose. Le lendemain de ce jour de fête, Füsun disparaît inexplicablement. Kemal abattu découvre alors le manque et la souffrance ; sentiments inédits pour lui. 

Sa fiancée, Sibel, belle stambouliote d'honorable origine, bafouée, cherchera à comprendre les raisons profondes de l'humeur maussade de Kémal ; déjà prête à pardonner sa folle incartade momentanée. Mais le temps passant, devant l'épine inextricable du coeur de son fiancé, elle finira par baisser les bras et renoncer à se battre contre des chimères. Personne n'est à l'abri d'un amour qui ne s'encombre pas de distinctions, ni de préjugés.

Plus tard, après une période de sevrage impossible, Kémal mettra patiemment tout en oeuvre pour retrouver, puis reconquérir son amour perdu. Cependant, au terme de cette très longue quête, un impitoyable destin l'attendra au tournant. Il n'aura alors de cesse de construire l'oeuvre de sa vie : un musée dédié à sa précieuse Füsun.

Ici, tout est important, l'époque : 1975, le lieu : Istanbul, et les innombrables personnages, aux sensibilités exacerbées par une morale qui laisse peu de choix pour vivre passionnément ses amours. 

En effet, pour les jeunes filles de bonnes familles, vivre une vie amoureuse, c'est suivre un parcours déjà tout tracé, déroger à la règle tacite, c'est perdre son honneur, et se retrouver mis au banc de la société. Cette société même qui fait de la résistance face à la culture occidentale. Mais cette velléité (légitime ?) devra un jour céder devant les assauts d'une jeunesse en ébullition.

D'aspect plutôt vertueuse et puritaine cette société stambouliote n'est qu'un microcosme, tout le monde se connaît. Hypocritement, ces gens-là n'avaient pas plus de principes et d'idéaux, qu'ils n’étaient à la tête de belles fortunes ou de grandes entreprises. Mais en public, la façade se devait d'être irréprochable, d'où le courage de la constance de l'amour fou que porte Kémal à Füsun. Il faut bien être conscient, que dans un pays pauvre, naître au sein d'une famille aisée est un immense avantage, et il faut de sérieuses raisons pour gâcher cette opportunité. Tel est le choix honorable de Kémal, ivre et malade d'amour pour la furtive et insaisissable Füsun.

D'ailleurs l'ivresse coule à toutes les pages de ce roman, d'abord celle de l'amour pur qui transcende tout, puis l'ivresse basique, celle du raki, cette eau-de-vie parfumé à l'anis partagée par un grand nombre de turc, qui désinhibe trop aisément, toute une population en recherche de plaisir facile et rapide.

Ici Orhan Ormuk redonne ses lettres de noblesse aux regards, qui en disent parfois plus que n'importe quelle parole ou discours trop pompeux. Ainsi il place ouvertement aux nues, la faculté de se contenter de l'échange uniquement transmis par les yeux, dont la richesse peut rendre heureux quiconque toute une journée.

Himalayas d'exaltation suivis par d’abyssales tourments, tels sont les pôles autour desquels tournent les sentiments de Kémal et de Füsun, obliger de vivre sous le regard cruel de la société turc. C'est pourquoi l'évocation d'aller visiter Paris, voire y vivre, sonne comme une bouffée d'air, dans l'esprit de nos deux héros shakespeariens.

La description anatomique de la douleur amoureuse subit par le corps Kémal est unique, l'auteur nous propose tout un chapitre afin de s’imprégner et de ressentir toute la violence intrinsèque de ce mal spécifique.

Rendu fétichiste invétéré par défaut, Kémal sera victime de cleptomanie sur tout objet ayant un rapport proche, puis lointain, avec Füsun. Initiant ainsi les balbutiements de ce qui sera au final le musée dédié à l'amour de sa vie.

C'est également un livre nostalgique sur l'ancien Istamboul,  celui qui prenait le temps de vivre sur les rives ensoleillées du Bosphore, celui où les immeubles en béton n'avaient pas encore remplacés les humbles maisons des modestes stambouliotes, celui où l'âme des ancêtres planaient sur les vieux quartiers, loin du modernisme pur et dur qui frappait déjà aux portes de la cité, balayant bientôt la mémoire de toute une communauté, comme un bannissement de tous les fantômes du passé. Avec en toile de fond, un début guerre intestine entre l'état et la mouvance islamiste.

Curiosité de l'oeuvre, l'auteur s’adresse souvent au lecteur, comme un possible futur visiteur du musée en élaboration ? Cela procure à ce récit une authenticité certaine. 

Autre originalité, Orhan Pamuk devient lui-même sous sa plume, l'un des personnages du roman. Il tient son propre rôle d'écrivain, confident de Kemal, qui fait appel à ses talents de romancier pour écrire la biographie de son amour avec son éternelle Füsun.

" Le musée de l'innocence " est un grand roman nostalgique sur la passion, le désir et l'absence, une preuve incontestable du talent de l'écrivain turc, Prix Nobel de littérature en 2006.

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